« Quel est donc cet homme qu’une révolution n’a pu grandir, que le malheur n’empêche point d’être méprisable ?
Parcourons rapidement les traits de ce héros sans masque et sans échasses, et faisons-le descendre à sa vraie dimension. En vain j’étendrais le tableau, l’homme se raccourcirait toujours ; mais qu’on me pardonne quelques détails. Il ne faut souvent qu’un trait pour peindre les grands hommes, il en faut une infinité pour peindre les petits.
Quand La Fayette paraissant faire un usage héroïque de son nom, de sa fortune et de sa jeunesse, partit pour l’Amérique, il emporta avec lui cette espèce d’intérêt vulgaire qu’on accorde aux nouveautés.
De retour en France, La Fayette trouva une réputation toute faite et il en prit l’investiture. Il eut pour lui les femmes, qui cherchent si souvent la gloire dans le bruit, la profondeur dans le silence, la bravoure dans le maintien, et la raison de tout dans la mode.
Il cachait depuis quatre ans sa sourde ambition sous l’hypocrite éclat de quelques galanteries, lorsque les embarras du gouvernement lui donnèrent les plus grandes espérances. On assembla les notables ; mais, ô douleur ! La Fayette fut oublié. Aussitôt le ministre est entouré des manœuvres de l’intrigue et des supplications de la beauté. Plus occupé des personnes que des choses, M. de Calonne ne résista pas, et répara malheureusement la faute qu’il n’avait pas faite. On sait comment M. de La Fayette se fit aussitôt une vertu de l’ingratitude et s’arma contre le crédule ministre de toute la force des circonstances.
L’archevêque de Sens ayant rapidement conduit la France au bord des états-généraux, La Fayette brigua l’honneur de représenter un coin du royaume, et offrit de le sauver tout entier. Une foule de jeunes gens que son exemple avait attirés en Amérique, et qui en avaient apporté comme lui l’inoculation de la démocratie, entrèrent aussi aux états-généraux, ayant tous des idées neuves, tous certains de régénérer la nation, en guettant comme lui l’occasion de semer la république en France.
Les états-généraux s’assemblent ; le roi peint en peu de mots la détresse des finances ; M. Necker parle longuement de la vertu et l’Assemblée perd en un jour l’espoir d’être corrompue et la crainte d’être réprimée…
Si La Fayette eût reçu de la nature un cœur droit ou du moins un esprit un peu vaste, il aurait songé d’abord à ralentir et à diriger la violente marche de l’insurrection ; mais, au contraire, il l’excite, il la justifie, que dis-je ? il la sanctifie en prononçant avec emphase cette maxime qui sera sa sentence : « L’insurrection est le plus saint des devoirs. »
Tel est en effet le caractère de La Fayette : dans ses principes le côté faux lui paraît toujours le côté neuf ; dans ses actions, il croit saisir le coin de grandeur, quand il a saisi le côté atroce. Ce qui le prouve, c’est l’horrible sang-froid avec lequel il contemple le long martyre de Foulon, et sa dernière parole en voyant l’infortuné Berthier sous la garde de huit soldats au travers de vingt mille assassins : « Ne faites pas, disait-il, de violence au peuple. »
Partout il justifie la force quand il pourrait fortifier la justice.
De jour en jour, il adule plus bassement le peuple. Il dit et écrit aux portefaix de Paris : « Exécuter vos ordres, mourir s’il le faut pour obéir à vos volontés, tel est le devoir sacré de celui que vous avez daigné nommer votre commandant général. »
… À la suite des mesures de contrainte prises envers le roi après la fuite à Varennes, l’Europe s’indigne et l’Assemblée s’effraie ; elle sent la nécessité de sauver le monarque, et le danger de pousser le peuple. Il est temps de donner une base et un terme à ses travaux ; elle arrête elle-même sa marche triomphale ; on décrète que le chef-d’œuvre de la Constitution sera présenté au roi, qu’il le signera sous peine du trône et de la vie.
La Fayette est assuré d’avoir dégoûté Louis XVI d’un nouveau départ ; et, voulant rester le maître du roi et de la Constitution, embrasse aussitôt le parti dominant dans l’Assemblée Nationale. Mais ce nouvel esprit de nos législateurs ne se communique pas, même à la dixième partie des fauteurs de la révolution ; la grande majorité murmure, elle se plaint qu’on l’ait poussée depuis plus de deux ans à la démocratie par tant de harangues, d’arguments et de crimes, pour tomber enfin dans une espèce de monarchie. L’anniversaire de la Fédération arrive, et cette époque ajoute aux moyens des mécontents et aux perplexités de l’Assemblée nationale ; car déjà le peuple est au Champ de Mars, il y est tout entier, il étend déjà la main sur l’autel de la Patrie ; il prête et reçoit des serments. À quels signes faudra-t-il donc reconnaître la souveraineté ? Lorsque au mois de juillet 1789 son insurrection contre le roi fut légitimée, avait-elle un si grand caractère ? L’Assemblée délibère, entre la souveraineté de ce peuple et la Constitution ; elle ose se décider pour son ouvrage contre ses souverains (car il faut ici parler son langage) ; la loi martiale est décrétée et La Fayette est chargé de ce périlleux ministère. Il hésite, il avance, il recule entre deux abîmes ; le premier coup de fusil parti sans son ordre a semé au Champ de Mars les dents du dragon. Ici commence un nouvel ordre de choses.
Le Corps législatif a perdu l’idolâtrie des peuples ; effrayé d’avoir enfanté ce qu’il n’a pas conçu, il précipite sa fin et brise, avant de se dissoudre, le sceptre de général dans les mains de La Fayette.
Ce que l’Assemblée n’a pas conçu et qu’elle a pourtant enfanté, c’est la secte dominante des Jacobins. Déjà les tribunes fourmillent et règnent partout sur les assemblées, comme les clubs sur les municipalités et le directoire, comme les bonnets sur les chapeaux. Déjà les piques se dressent fièrement entre les armes de ligne et les fusils de la milice bourgeoise. La nation subit la dernière métamorphose, et l’esprit de la révolution l’emporte d’un bout de la France à l’autre sur la lettre de la Constitution… (La Fayette) s’est caché dans ses terres, non pour jouir en paix du spectacle de cette liberté et de cette égalité qui lui ont coûté tant de crimes, mais pour échapper aux jacobins de Paris, pour briguer les voix des provinces, et se tendre encore redoutable ; aussi, dès qu’on songe à la guerre, obtient-il une armée. Il va camper aux frontières du Nord, où ce général n’expose que sa réputation et ses amis.
Enfin les jacobins, soit satiété, soit ennui des malheurs de la monarchie, se font les instruments de la Providence. Ils demandent à grands cris la tête de tous les députés constitutionnels et mettent un prix à celle de La Fayette. La nouvelle Assemblée décrète leur sentence.
Ce général, qui n’avait pas quitté son armée quand elle immolait Foulon, Berthier et les gardes du corps, quand elle menaçait les jours de Leurs Majestés, la quitte quand il est menacé lui-même ; il fuit. Il disparaît de la scène de la révolution, comme un héros de théâtre qui tombe et finit avant la pièce, se faisant un bouclier de ce nom d’émigré, dont il a fait un crime capital à tant de malheureux français.»
Antoine de Rivarol extrait de«La vie publique, de la fuite et de la captivité de M. de La Fayette».