Agent secret de Louis XV, le chevalier d’Eon accomplissait ses missions costumé en femme, ce qui entretint le doute sur son identité sexuelle et suscita de nombreuses controverses. Énigmatique personnalité au sujet de laquelle André Castelot et Alain Decaux défendent une thèse opposée : homme ou femme ?
Est-ce un homme, une femme, un hermaphrodite ? L’énigme de son sexe aura sûrement beaucoup plus fait pour sa réputation que tout ce qu’il entreprit dans sa longue existence. Les aventures du chevalier d’Eon dépassent de loin par l’extravagance tout ce qu’un romancier peut imaginer, mais leur intérêt ne s’épuise pas dans les péripéties d’une vie « sans queue ni tête », comme il le dit un jour. Tout à la fois agent secret de Louis XV et diplomate officiel, il est mêlé à la grande politique, mais aussi à d’innombrables intrigues : il rencontre des souverains, des ministres, court de Saint-Pétersbourg à Londres, détient des secrets d’Etat jusqu’au jour où un tribunal britannique déclare, sans preuve, qu’il appartient au sexe féminin. Maurice Lever avait évoqué la flamboyante « Amazone de Golden Square » dans sa biographie de Beaumarchais. Il avait alors décidé d’écrire cette histoire où vérités et légendes sont restées intimement liées. La mort l’en a empêché. C’est son épouse Evelyne qui l’a fait à sa place, mettant en lumière des documents inédits en France sur l’un des personnages les plus pittoresques du XVIIIe siècle. Une biographie historique entièrement renouvelée.
Quatrième de couverture du livre d’Evelyne et Mauvice Lever (2009)
Le
Naissance de Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d’Éon de Beaumont, ou Charlotte d’Éon de Beaumont, dit le chevalier d’Éon ou chevalière d’Éon, à l’hôtel d’Uzès de Tonnerre et est baptisé deux jours plus tard, le 7 octobre, en l’église Notre-Dame de Tonnerre. Il raconte dans son autobiographie, Les Loisirs du chevalier d’Éon de Beaumont, qu’il est né « coiffé » c’est-à-dire couvert de membranes fœtales, tête et sexe cachés, le médecin qui a accouché sa mère étant incapable de déterminer son sexe (il semble que cette dernière affirmation d’Éon n’est en fait qu’un stratagème pour brouiller davantage la vérité de son sexe). Il est le fils de Louis Déon (ou d’Éon) de Beaumont, avocat au Parlement de Paris, conseiller du Roi, maire élu de la petite ville bourguignonne de Tonnerre, subdélégué de l’intendance de Paris, inspecteur ou contrôleur ambulant au domaine du Roi, et aussi directeur des domaines viticoles du Roi ; il s’enrichit dans le commerce du vin. Sa mère, Françoise de Chavanson, est la fille d’un commissaire général des guerres aux armées d’Espagne et d’Italie.
L’enfant est ordinairement appelé Louis. Il a trois frères aînés : André-Timothée d’Éon de Tissey, qui sera avocat au Parlement et censeur royal, et le principal
secrétaire du duc d’Orléans, Jacques d’Éon de Pommard, avocat au Parlement, sera un des secrétaires de confiance du comte d’Argenson, ministre de la Guerre et Michel d’Éon de Germigny, chevalier de SaintLouis, servira parmi les vingt-cinq gentilshommes de la garde écossaise du Roi.
En 1740
A douze ans Charles est envoyé à Paris et il achève brillamment ses études au collège Mazarin. Docteur en droit civil et en droit canon, il prête serment à la barre du Parlement et entre en même temps comme secrétaire chez M. Bertier de Sauvigny, ami de sa famille et intendant de la généralité de Paris.
En 1743
Charles-Geneviève commence ses études à Tonnerre, puis, il s’installe à Paris, chez son oncle Michel d’Éon de Germigny, pour les poursuivre au prestigieux collège Mazarin.
Cette jeune personne, selon les termes mêmes de Beaumarchais, fume, boit et jure comme un estafier allemand. Noble, il reçoit une éducation exemplaire et exerce des emplois dans les plus hautes sphères. Son physique est caractérisé par un petit bassin, un corps imberbe et un visage très délicat. Bien que sa voix douce et son apparence gracile fassent douter de sa masculinité, il incarne une grande vigueur et il est admis comme une des lames redoutables du temps, caractéristique uniquement virile à l’époque. L’auteur de Figaro écrira à propos d’Éon,
« Quand on pense cette créature tant persécutée est d’un sexe à qui l’on pardonne tout, le cœur s’émeut d’une douce compassion. »
Le 22 août 1748
Avec une dispense d’âge, Charles devient avocat au parlement de Paris. Il songe un moment à entrer dans les ordres. Il montre des talents en équitation, et encore plus en escrime, où son habileté est telle qu’il ne tarde pas à être reconnu comme l’une des premières épées de France.
En 1749
Très bon élève, Charles obtient un diplôme en droit civil et en droit canon ; il a alors vingt-et-un ans.
Il perd en l’espace de cinq jours son père et l’aîné de ses oncles à qui il succède bientôt dans la charge de censeur royal. En même temps que ces protecteurs naturels, il en voit disparaître d’autres qui lui ont déjà marqué leur intérêt et dont l’appui lui aurait été précieux : la duchesse de Penthièvre, Marie d’Este, et le comte d’Ons-enBray, président de l’Académie des sciences. L’événement n’est pas cependant inutile à sa carrière, car il écrira sur ces deux personnages des panégyriques qui seront remarqués et que reproduiront les gazettes et recueils littéraires du temps. Ce témoignage de gratitude envers ses protecteurs disparus lui vaut dans le public un commencement de réputation et un redoublement de bienveillance de la part des personnages influents qui s’intéressent à ses débuts. Il est admis dans l’intimité du vieux maréchal de Belle-Isle, fréquente chez ce séduisant duc de Nivernais, type accompli du gentilhomme, qu’il devra à l’époque heureuse de sa carrière retrouver ambassadeur à Londres ; pénétre même chez le prince de Conti, fort occupé de politique et de poésie, toujours en quête de rimes, quand il ne cherche pas un trône, et également malheureux dans ces deux poursuites. Le charme de son esprit toujours en éveil, le tour original, vif et piquant qu’il donne à la conversation, son goût pour la musique, et surtout pour la musique italienne, comme aussi un véritable talent dans l’art fort estimé alors de l’escrime, où il avait gagné le titre de grand prévôt, le font vite apprécier et rechercher dans la société, tandis que diverses publications
sérieuses, un Essai historique sur les finances, et même deux volumes de Considérations politiques sur l’administration des peuples anciens et modernes
attirent sur lui l’attention des gens en place, le préservaient de tout soupçon de frivolité et lui valent cette double réputation de brillant cavalier et d’infatigable travailleur qui devait le suivre dans sa carrière.
En 1753
Il écrit beaucoup et commence à publier Considérations historiques et politiques. Ses ouvrages sont remarqués.
Par ailleurs, le jeune chevalier, brillant en société, n’a pas de mal à se créer un réseau de relations, au nombre desquelles on trouve bientôt le prince de Conti, prince du sang, cousin du Roi Louis XV, lequel le nomme censeur royal pour l’Histoire et les Belles-Lettres. En tant que responsable de la censure royale, tout écrit concernant ces deux domaines doit recevoir son imprimatur avant d’être publié. D’Éon a su gagner tout particulièrement la faveur du prince, en retouchant ou faisant parfois ses couplets et ses madrigaux.
Charles-Geneviève d’Éon est recruté dans le « Secret du Roi ». Ce cabinet noir, créé par Louis XV, est considéré comme la première structure de services secrets vraiment organisée et pérenne en France. Il mène une politique étrangère parallèle à la diplomatie officielle, et parfois très différente de cette dernière. Les autres conseils royaux ignorent son existence, y compris celui des « Affaires étrangères ». Les pays étrangers non plus. Le chevalier d’Éon est donc considéré comme un des premiers espions français. Ces agents ont toute latitude pour arriver à leurs fins, par les moyens de leur choix, même s’ils sont illégaux. Le cabinet est dirigé par le prince de Conti puis par le comte de Broglie.
En font partie notamment le maréchal de Noailles, Vergennes, Breteuil, Beaumarchais.
Le chevalier d’Éon est recruté dans le service secret par le Roi lui-même, qui le rencontre dans un bal costumé déguisé en femme. Le monarque est séduit par cette jolie personne. Après avoir compris qu’il s’agit d’un homme, il pense qu’ainsi déguisé, il pourrait approcher la Tsarine Élisabeth Ire sans attirer sa méfiance. Dans ses jeunes années, d’Eon est beau comme une fille avec un corps aussi tonique qu’un danseur de l’Opéra. On est en juin 1756, la guerre de Sept Ans commence. Il a pour mission de convaincre la souveraine de faire alliance avec la France. Sous le nom de Lia de Beaumont, il parvient à l’approcher, il devient sa lectrice, et il parvient à plaider la cause française à la Cour de Russie plus efficacement que les ambassadeurs officiels., comme le chevalier Mackensie Douglas (1713-1765), à qui il est recommandé avant tout de s’informer de l’état des négociations entreprises par l’ambassadeur d’Angleterre, le chevalier Williams, pour obtenir les subsides de la Russie. Il doit ensuite observer les ressources du pays ; l’état de ses finances, de son commerce ; savoir le nombre de ses troupes et de ses vaisseaux ; connaître le crédit du comte Bestuchef et du comte Woronzow ; les factions de la Cour et pénétrer autant que possible les sentiments de l’Impératrice elle-même. Il lui est prescrit aussi, mais en passant et sans insister, de s’enquérir des vues de la Russie sur la Pologne pour le présent et les cas à venir. Enfin la plus grande prudence lui est recommandée ; il ne doit risquer par la poste que de très courts avis exprimés en un style allégorique, dont on est convenu avec lui et qui roule sur des achats de fourrures. Le chevalier Williams devient le renard noir et Bestuchef le loup-cervier ; les peaux de petit-gris doivent signifier les troupes à la solde de l’Angleterre, et ainsi de suite. Les chevaliers Douglas et d’Éon s’employent alors à déjouer les intrigues combinées du chancelier Bestuchef et du ministre d’Angleterre, le chevalier Williams. Ils y réussissent grâce à l’appui de Woronzow et aussi du comte Ivan Schouvalow, qui est alors le favori de l’Impératrice. Douglas, escorté de d’Éon, est reçu solennellement en audience comme l’envoyé du Roi de France. Leurs ennemis toutefois ne se tiennent pas pour battus ; ils usent de tout et tentent même l’assassinat, s’il faut en croire La Messelière qui rapporte qu’on tire la nuit des coups de pistolet dans leur appartement. Leur crédit auprès d’Élisabeth ne fait qu’y gagner et les négociations prennent bientôt, au moins en partie, la tournure la plus favorable.
En fait, il est plus probable qu’il ait été recruté par le prince de Conti et dépêché à la Cour de Russie comme secrétaire d’ambassade. À Saint-Pétersbourg, depuis 1744, la Tsarine donne des bals costumés, où l’on inverse les rôles : les hommes doivent être vêtus en femmes et vice versa. D’Éon prend sans doute plaisir à se travestir, son apparence androgyne (carrure étroite, absence de barbe) lui permet de mystifier tout le monde. D’Éon devient rapidement l’ami de nombre de proches de la Tsarine. C’est ainsi qu’il rallie petit à petit des conseillers anglophiles à la cause française, alors que les diplomates français qui arrivent en délégations officielles sont depuis des mois en butte à la méfiance et au rejet.
En 1758
Dans le centre de la ville de Tonnerre en Bourgogne une source magique qui s’appelle la Fosse Dionne, est aménagée en très joli lavoir par le père du célèbre chevalier d’Eon. En effet, Louis d’Éon de Beaumont, avocat au Parlement de Paris ayant fait fortune dans le commerce du vin en étant directeur des domaines du roi, fait aménager la source en lavoir. Un bassin de 14 mètres de diamètre est édifié. Les lavandières sont protégées des intempéries par un toit en forme de «demi-rotonde» porté par une charpente adossée à un mur en moellons. Pour éviter toute pollution, un muret sépare la source de l’auge annulaire utilisée pour le lavage. Des foyers situés sur le pourtour du lavoir permettent de produire la cendre utilisée pour le nettoyage. Le lavoir est classé Monument historique depuis 1920.
Images du film Le secret du chevalier d’Eon (1959) Jacqueline Audry avec Andrée Debar dans le rôle de Geneviève d’Eon / Charles d’Eon et Isa Miranda dans celui de la tsarine Elisabeth
De 1758 à 1760
Charles-Geneviève est de nouveau présent à Saint-Pétersbourg comme secrétaire d’ambassade. Un autre traité d’alliance est signé, aussitôt le chevalier le rapporte au Roi à Versailles, devançant de deux jours le courrier dépêché par la Tsarine. Le Roi le récompense en lui donnant un brevet de capitaine de dragons. Charles-Geneviève participe aux dernières campagnes de la guerre de Sept Ans, où il est blessé.
En 1762
Le chevalier d’Eon quitte l’armée pour redevenir agent secret.
En 1762
Après ses missions en Russie accomplies en ayant parfois recours à des déguisements féminins, Charles-Geneviève d’Éon est envoyé à Londres, où il collabore, en tant que «secrétaire de l’ambassade de France pour la conclusion de la paix générale» auprès de l’ambassadeur, le duc de Nivernais, à la rédaction du traité de paix de Paris, signé le 10 février 1763, qui clôt la guerre de Sept Ans. La France a été vaincue par l’Angleterre, celle-ci veut notamment s’emparer de l’essentiel de l’empire colonial français, il s’agit de conclure le traité le moins défavorable possible. Le chevalier va y contribuer. Lors d’un de ces repas très arrosés qu’il affectionne, il parvient à subtiliser pendant un moment, à un négociateur anglais un document contenant la liste des concessions maximales que son pays est disposé à faire. Document infiniment précieux, que Choiseul exploitera pour obtenir l’accord le moins douloureux qui soit pour la France. Le Roi le récompense à nouveau, il est décoré de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, l’une des plus grandes distinctions du temps. De retour en Angleterre pour espionner les côtes anglaises, il se brouille avec le nouvel ambassadeur, et, menacé d’extradition, se déguise à nouveau en femme.
D’Éon est maintenant chargé par le Secret du Roi d’une mission délicate et on ne peut plus secrète : il s’agit, pour reprendre l’avantage sur l’ennemi anglais, d’élaborer un plan d’invasion de la Grande-Bretagne. Un débarquement surprise. Il reconnait les côtes avec le marquis Carlet de la Rozière. Il tient informées les plus hautes instances de l’avancement du projet dans des courriers secrets et codés. Le fait que ce soit à lui que le Roi ait confié cette mission montre l’estime et la confiance qu’il a pour le chevalier.
Lorsque le duc de Nivernais (1716-1798), malade, retourne à Paris, il prend sa place par intérim. Aussitôt l’ambiance change à l’ambassade. Le nouveau maitre des lieux y organise des réceptions fastueuses, tous les personnages qui comptent dans le royaume d’Angleterre y sont conviés, et ils s’y pressent. On s’y amuse tant, le chevalier est si charmant… Si charmeur, c’est «la diplomatie façon d’Éon» (qui préfigure celle de Talleyrand) : n’avoir que des amis dans le camp ennemi. Le Roi George III l’adore. Rappelons que, dans le même temps, d’Éon prépare une invasion de son pays. Mais à Paris on juge son train de vie par trop extravagant : vingt-deux domestiques, une réception par jour, il dilapide en quelques mois le budget annuel de l’ambassade. Quand il demande qu’on augmente ledit budget, le ministre des Affaires étrangères, Étienne-François de Choiseul (1719-1785), refuse. Pour la première fois, le chevalier est désavoué par le pouvoir royal.
Un nouvel ambassadeur, le comte de Guerchy, entre en fonctions, Charles-Geneviève d’Éon en devient le secrétaire en tant que ministre plénipotentiaire. Les deux hommes se détestent, ils se sont connus et opposés pendant la guerre de Sept Ans. Le chevalier méprise son supérieur. Deux clans se forment à l’ambassade de France et une guerre de libelles s’amorce.
Au cœur du conflit entre les deux hommes, il y a les plans d’invasion du pays. Louis XV a renoncé à ce projet. L’ambassadeur exige que le chevalier lui livre ces plans pour les détruire. D’Éon refuse, sans qu’il y ait une négociation, et qu’un accord soit trouvé sur une rémunération spécifique pour un si bon travail sur un si judicieux projet. Pour le comte de Guerchy, il est hors de question d’envisager la moindre négociation. Le pouvoir royal finit par trancher.
Le 4 novembre 1763
Louis XV déchoit le chevalier de ses fonctions à l’ambassade et demande son extradition aux autorités anglaises.
Celles-ci, qui n’y sont pas contraintes par leur législation, refusent : ce conflit entre les deux diplomates français qui s’étale au grand jour les ravit. Par provocation, d’Éon continue à se rendre à l’ambassade de France.
En 1764
Pour faire céder Guerchy et le Roi, il n’hésite pas à exercer un audacieux chantage : il divulgue une partie de sa correspondance avec le pouvoir royal. Il ne va pas jusqu’à publier les courriers qui concernent précisément le débarquement, mais la menace de le faire est sous-jacente.
Le chevalier estime que le nouvel ambassadeur est incompétent. Il a, semble-t-il, raison. Au lieu d’accepter de payer une modique «rançon» pour récupérer ce si précieux document, il s’enferme dans un refus qui met tout bonnement en péril le fragile équilibre politique et militaire entre les deux plus puissants pays d’Europe. Pour lui, le chevalier est l’homme à abattre par tous les moyens. Mais, hors les murs de l’ambassade, il n’a aucun droit et le chevalier s’abrite habilement derrière la police et la justice anglaises. Lors d’un procès, un témoin révèle que l’ambassadeur a tenté d’empoisonner son ex-secrétaire lors d’un repas. D’Éon accuse également son ex-supérieur d’avoir essayé de le faire enlever.
En septembre 1767
Lors d’un autre procès, la justice anglaise donne raison au chevalier, qui reprend ses fonctions et perçoit à nouveau sa pension. Devant comparaître une nouvelle fois en justice, alors qu’il n’a ni avocat ni témoins, il préfère disparaître. Il se déguise en femme et se réfugie chez un ami.
Peu à peu le conflit s’enlise, puis il s’éteint, l’ambassadeur étant accaparé par d’autres problèmes et le chevalier renonçant à ses velléités de chantage. Maintenant qu’il est en disgrâce, sans pouvoir ni fonction, on l’ignore. Alors, pensent de nombreux historiens, pour que les regards se tournent à nouveau vers lui, il a l’idée de faire scandale en s’habillant en femme et prétendre qu’il a toujours été une femme. Il se trouve à nouveau au centre de toutes les attentions et de toutes les conversations. À l’ambassade de France on tente immédiatement de tirer parti de la «folie» du chevalier, qui alimente les libelles de Treyssac de Vergy et d’Ange Goudar.
Comment ne pas penser à cette scène savoureuse que nous offre Sacha Guitry dans Si Versailles m’était conté? :
À partir de 1771
Pamphlets et gravures répandent alors la rumeur selon laquelle le chevalier d’Éon serait en fait une femme. Les paris sur son véritable sexe se multiplient. Comble du scandale, il a été reçu franc-maçon trois ans plus tôt dans la «Loge de l’Immortalité», cette loge – association locale de francs-maçons – dépendant d’une structure supérieure, la «Grande Loge des modernes». Publiée le 25 juin 1771 par l’éditeur londonien Samuel Hooper, cette estampe satirique intitulée «La découverte ou la femme franc-maçon» prétend démasquer la femme qui aurait été initiée illégalement au rite maçonnique.
L’ambiguïté scandaleuse d’une femme franc-maçon
Dans une pièce imaginaire, le chevalier, vêtu, coiffé et maquillé comme une femme, adopte une posture masculine, une main sur la hanche tenant un fleuret, l’autre, une canne et désignant un frac rouge ou peut-être un habit d’uniforme de dragons. Au-dessus de sa tête, un tricorne, le fourreau d’un sabre et un ruban rouge sont accrochés au mur, sans doute un rappel de sa carrière militaire. Il porte une robe à l’anglaise, composée d’un manteau et d’un jupon, mais avec les plis plats dans le dos caractéristiques de la robe à la française, et, par-dessus, un tablier de franc-maçon blanc bordé de bleu, avec les symboles du compas et de l’équerre entrecroisés. Sur sa poitrine est épinglée la croix de Saint-Louis, décoration réservée aux hommes, qu’il reçut en 1763 pour services rendus à la France. Ses cheveux, remontés au-dessus de la tête et couverts de rubans blancs et bleus assortis au tablier, forment un édifice extravagant. La silhouette est androgyne, associant finesse du torse et des bras et discrétion de la poitrine, tandis que le visage imberbe, au nez fort et à la petite bouche charnue, pourrait être celui d’une femme comme d’un homme. A sa droite, sur une table, sont posés deux livres dont les tranches indiquent «Lettres Du Chr D’Éon» et «L’hist. Du Chr D’Éon», allusion à la publication, en 1764, de ses lettres et mémoires. Un papier sur lequel est écrit «A Policy 25 P Ct On the Chr D’Éon Man or Woman» fait allusion aux paris lancés à Londres sur la nature de son sexe. Contre le mur, derrière lui, deux bustes sur des corniches représentent des hommes politiques londoniens : le radical et défenseur de la liberté de la presse John Wilkes à droite, et sans doute son ami Humphrey Cotes, à gauche. Au-dessus des bustes, comme s’ils parrainaient la supposée supercherie du chevalier, deux tableaux évoquent des escrocs célèbres au XVIIIe siècle : le «Bottle conjuror», un acrobate qui prétendait pouvoir entrer dans une bouteille, et Mary Toft, une paysanne qui parvint à faire croire qu’elle avait donné naissance à des lapins.
Le travestissement au XVIIIe siècle
Le scandale était en effet de taille, puisque la franc-maçonnerie était alors interdite aux femmes : maintenues sous l’autorité juridique de leur père ou de leur mari, elles ne pouvaient répondre à l’exigence formulée dans les constitutions d’Anderson (1723) selon laquelle les membres d’une loge devaient être des « hommes nés libres ». Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la franc-maçonnerie internationale s’ouvrira réellement à la mixité, avec la fondation de l’ordre maçonnique « Le Droit humain ». La pratique du travestissement était par ailleurs condamnée comme une transgression de l’ordre à la fois social et divin, car elle revenait à refuser le genre et le rôle social assignés par le Créateur. Tolérée pour les femmes qui en usaient pour se protéger en voyage ou défendre leur patrie par les armes, pourvu qu’elle ne soit pas prétexte à la débauche, elle est vivement blâmée quand il s’agit d’hommes : en vertu de la théorie héritée de Galien selon laquelle le corps féminin, version inversée du corps masculin, demeure imparfait, il est incompréhensible de renoncer à la perfection masculine. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le chevalier a préféré laisser croire qu’il était une femme travestie en homme plutôt que l’inverse. Rentré en France en 1777, il se présente en uniforme de dragon devant Louis XVI qui lui ordonne de se vêtir en femme pour le restant de ses jours. Après sa mort, en 1810, le chirurgien chargé de son autopsie établit de manière formelle qu’il était bien de sexe masculin.
A quarante-deux ans, le chevalier d’Eon ne ressemble plus à charmant éphèbe d’il y a vingt ans. Il a grossi, il se rase, parle comme un soldat et sa démarche n’a rien de langoureux. On ne lui connaît pas une seule aventure, masculine ou féminine. Il aurait même refusé une proposition de mariage.
On retrouve dans l’Almanach des Muses de 1771, ces quelques vers d’une flatteuse ironie :
À Mademoiselle *** qui s’était déguisée en homme
Bonjour, fripon de chevalier,
Qui savez si bien l’art de plaire
Que par un bonheur singulier
De nos beautés la plus sévère,
En faveur d’un tel écolier,
Déposant son ton minaudier
Et sa sagesse grimacière,
Pourrait peut-être s’oublier,
Ou plutôt moins se contrefaire.
Mon cher, nous le savons trop bien,
(Le ciel en tout est bon et sage),
Pour un si hardi personnage
Dans le fond vous ne valez rien.
Croyez-moi : reprenez un rôle
Que vous jouez plus sûrement.
Que votre sexe se console,
Du mien vous faites le tourment
Et le vôtre, sur ma parole,
Vous doit son plus bel ornement.
Hélas, malheureux que nous sommes !
Vous avez tout pour nous charmer ;
C’est bien être au-dessus des hommes
Que de savoir s’en faire aimer !Baculard d’Arnaud
En 1774
Louis XV exige que le chevalier d’Éon mette un terme aux rumeurs, qui discréditent l’ambassade de France, en indiquant son sexe véritable une fois pour toutes. Le chevalier répond par une déclaration dans laquelle il affirme solennellement être une femme. Cette attestation est validée par plusieurs médecins. Le chevalier refusant de se dévêtir, ces médecins ont dû se contenter d’effectuer des palpations pour arrêter leur opinion. Cette révélation est embarrassante pour le Royaume. Diverses lectures ont été proposées, pour interpréter ce comportement : psychologique, voire psychiatrique («délire narcissique»), ou encore politique : désir de se venger, de ridiculiser le pays qui l’a écarté, puis a attenté à ses jours.
Le chevalier d’Éon n’est ni homosexuel ni bisexuel, on ne lui connaît aucune aventure, bien qu’on lui en prête parfois de manière fantaisiste. On pense généralement qu’il est uniquement travesti.
À cette époque
Le chevalier d’Éon est en relation avec le libelliste français Charles Théveneau de Morande, qui lui communique les Mémoires secrets d’une femme publique ou recherches sur les aventures de madame la comtesse du B***(arry) depuis son berceau jusqu’à son lit d’honneur, texte satirique, dont il est l’auteur.
« Je ne suis pas instruit que de Morande travaille à l’histoire scandaleuse de la famille du Barry ; mais j’en ai de violents soupçons. Si l’ouvrage est réellement entrepris, personne n’est plus en état que moi de négocier sa remise avec le sieur de Morande ; il aime beaucoup sa femme et je me charge de faire de celle-ci tout ce que je voudrai. Je pourrais même lui faire enlever le manuscrit, mais cela pourrait faire tapage entre eux ; je serais compromis et il en résulterait un autre tapage plus terrible. Je pense que si on lui offrait 800 guinées il serait fort content. Je sais qu’il a besoin d’argent à présent ; je ferai tous mes efforts pour négocier à une moindre somme : Mais à vous dire vrai, monsieur, je serais charmé que l’argent lui fût remis par une autre main que la mienne, afin que d’un côté ou d’un autre on n’imagine pas que j’aie gagné une seule guinée sur un pareil marché. »
Le chevalier d’Éon aqu comte de Broglie
Claire Nebout incarne le chevalier d’Eon dans Beaumarchais l’Insolent (1996) d’Edouard Molinaro
Sa résolution de se transformer en femme est prise entre le mois de juillet 1771 et le mois d’avril 1772. S’il se garde encore pendant plus d’une année de faire à ses protecteurs l’aveu de son sexe supposé, s’il hésite encore à rendre officielle sa métamorphose, il se montre moins réservé vis-à-vis d’un ami qui en prévient le ministre secret, et par celui-ci le Roi. D’Éon fait ses premières confidences à Drouet, le secrétaire du comte de Broglie, qui se trouve alors de passage à Londres. Celui-ci ne manquant pas de le plaisanter au sujet du sexe que déjà on lui attribue également à Paris, d’Éon se récrie et, au grand étonnement de son interlocuteur, affirme qu’il est véritablement une femme. Ses parents, dit-il, trompés à sa naissance par des apparences douteuses, et désirant surtout, comme dans toute famille noble, avoir un héritier mâle, lui ont imposé un autre sexe que celui qu’il avait reçu de la nature. Ses goûts et son éducation lui ont permis de jouer son rôle publiquement et ses talents de fournir une belle carrière. A l’appui de cette thèse, d’Éon déploie toute l’éloquence dont il est capable et, devant l’incrédulité persistante de Drouet, il se livre à une comédie déplacée qu’il doit renouveler plus tard en présence de l’aventurier Morande ; il sait trouver des preuves capables de convaincre entièrement le secrétaire du comte de Broglie. Celui-ci, dès son retour, rapporte cette révélation inattendue à son maître, qui écrit en mai 1772 au Roi :
« Je ne dois pas, à ce sujet, oublier d’instruire Votre Majesté que les soupçons qui ont été élevés sur le sexe de ce personnage extraordinaire sont très fondés. Le sieur Drouet, à qui j’avais recommandé de faire de son mieux pour les vérifier, m’a assuré à son retour qu’il y était en effet parvenu et qu’il pouvait me certifier… que le sieur d’Éon était une fille et n’était qu’une fille, qu’il en avait tous les attributs… il a prié le sieur Drouet de lui garder le secret, observant avec raison que, si cela était découvert, son rôle serait entièrement fini… Puis-je supplier Votre Majesté de vouloir bien permettre que sa confiance dans son ami ne soit pas trahie et qu’il n’ait pas à le regretter ? »
Il est difficile de croire que cette lettre ait pu suffire à persuader un monarque aussi fin et qui a jugé dès longtemps d’Éon à sa mesure exacte ; comme Voltaire, Louis XV ne doit voir dans tout cela qu’une ridicule mascarade dont la première nouvelle l’avait quelques mois auparavant laissé sceptique, et l’étonnement même qu’il en avait témoigné alors dément l’assertion qui ferait du souverain le complice secret du chevalier. C’est la thèse que Casanova n’a pas craint de soutenir dans ses Mémoires :
« Le roi seul savait et avait toujours su que d’Éon était une femme et toute la querelle que ce faux chevalier eut avec le bureau des Affaires étrangères fut une comédie que le roi laissa aller jusqu’à sa fin pour s’en divertir… Personne ne possédait mieux que lui la grande vertu royale qu’on nomme dissimulation. Gardien fidèle d’un secret, il était enchanté quand il se croyait sûr que personne que lui ne le savait. »
Giacomo Casanova
Le 10 mai 1774
Louis XV meurt de la petite vérole, à l’âge de soixante-quatre ans. Son petit-fils, Louis-Auguste monte sur le trône, sous le nom de Louis XVI.
Fanny Wilk était le chevalier d’Eon lors de la reconstitution 1761 du château de Médavy en 2022
Le 7 octobre 1775
Beaumarchais annonce sa victoire au ministre Vergennes : Les promesses par écrit d’être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s’enflamme toujours au seul nom de Guerchy ; la déclaration positive de son sexe et l’engagement de vivre désormais avec ses habits de femme est le seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l’ai exigé hautement et je l’ai obtenu. L’entente est désormais complète entre le négociateur officieux qu’a été l’auteur du Mariage de Figaro et l’étrange rebelle qui a tenu en échec l’ambassadeur de France, les ministres, le Roi lui-même. Mais il était dit que tout dans cette histoire serait extraordinaire, et le dénouement le fut au delà de ce qu’on peut imaginer. Pour consacrer l’accord qu’il a réussi à établir Beaumarchais reçoit une sorte de caractère officiel, et d’agent secret qu’il est demeuré jusque-là soit promu ambassadeur — ambassadeur auprès de la chevalière d’Éon. Accrédité par de véritables pouvoirs, comme s’il s’était agi de négocier quelque important traité, Beaumarchais signe, au nom du Roi, une transaction que d’Éon accepte, traitant ainsi avec son souverain de puissance à puissance. La pièce, en sa forme solennelle, est un morceau de comédie plus réussi à coup sûr que tous ceux qu’écrira jamais Beaumarchais ; mais le mérite n’en revient pas au créateur de Figaro, car c’est bien le seul d’Éon qui peut savourer à son aise tout le piquant de la situation. Voici, car il vaut par tous ses détails, le texte complet de cet acte diplomatique sans précédent :
TRANSACTION
Nous soussignés, Pierre-Auguste Caron de Beaumarchais, chargé spécialement des ordres particuliers du roi de France, en date de Versailles, 25 août 1775, communiqués au chevalier d’Éon à Londres et dont copie certifiée de moi sera annexée au présent acte, d’une part ; Et demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-AndréeTimothée d’Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu’à ce jour sous le nom du chevalier d’Éon, écuyer, ancien capitaine de dragons, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, aide de camp des maréchal-duc et comte de Broglie, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de la Grande Bretagne, ci-devant docteur en droit civil et en droit canon, avocat au parlement de Paris, censeur royal pour l’histoire et les belles-lettres, envoyé en Russie avec le chevalier Douglas pour la réunion des deux Cours, secrétaire d’ambassade du marquis de L’Hospital, ambassadeur plénipotentiaire de France près Sa Majesté Impériale de toutes les Russies, et secrétaire d’ambassade du duc de Nivernais, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de France en Angleterre pour la conclusion de la dernière paix, sommes convenus de ce qui suit et l’avons souscrit :
ARTICLE PREMIER.
— Que moi, Caron de Beaumarchais, j’exige, au nom du roi que tous les papiers publics et secrets qui ont rapport aux diverses négociations politiques dont le chevalier d’Éon a été chargé en Angleterre, notamment ce qui tient à la paix de 1763, correspondances, minutes, copies de lettres, chiffres, etc., actuellement en dépôt chez le lord Ferrers, comte, pair et amiral d’Angleterre, — in upper Seymour stréet, Portman square, à Londres —, toujours ami particulier dudit chevalier d’Éon pendant le cours de ses malheurs et procès en Angleterre, et lesdits papiers renfermés dans un grand coffre de fer dont j’ai la clé, me soient remis après avoir été tous paraphés de ma main et de celle dudit chevalier d’Éon, et dont l’inventaire
sera joint et annexé au présent acte pour prouver la fidélité de la remise entière des dits papiers.
ART. 2.
— Que tous les papiers de la correspondance secrète entre le chevalier d’Ion, le feu roi et les diverses personnes
chargées par Sa Majesté de suivre et entretenir cette correspondance, désignées dans les lettres sous les noms du
substitut, du procureur, comme la personne de Sadite Majesté y était désignée elle-même sous celui de l’avocat, etc., laquelle correspondance secrète était cachée sous le plancher de la chambre à coucher dudit chevalier d’Éon, d’où
elle a été tirée par lui, le 3 octobre de la présente année, en ma présence seule, et s’est trouvée bien cachetée avec
l’adresse : Au roi seul, à Versailles, sur chaque carton ou volume in-quarto ; que toutes les copies desdites lettres, minutes, chiffres, etc., me seront remises avec la même précaution des paraphes et d’un inventaire exact, ladite correspondance secrète composant cinq cartons ou gros volumes in-quarto.
ART. 3.
— Que ledit chevalier d’Éon se désiste de toute espèce de poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy son adversaire, les successeurs de son nom, les personnes de sa famille, etc., et s’engage de ne jamais ranimer ces poursuites sous quelque forme que ce soit, à moins qu’il ne s’y voie forcé par la provocation juridique ou personnelle de quelque parent ami, ou adhérent de cette famille, ce qui n’est pas à craindre aujourd’hui, la sagesse de Sa Majesté ayant suffisamment pourvu d’ailleurs à ce que ces scandaleuses querelles ne se renouvellent plus de part ni d’autre, à l’avenir.
ART. 4.
— Et pour qu’une barrière insurmontable soit posée entre les contendants et retienne à jamais l’esprit de procès, de querelle personnelle, de quelque part qu’il pût se reproduire, j’exige, au nom de Sa Majesté, que le travestissement qui a caché jusqu’à ce jour la personne d’une fille sous l’apparence du chevalier d’Éon cesse entièrement. Et sans chercher à faire un tort à CharlesGeneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont d’un déguisement d’état et de sexe dont la faute est tout entière à ses parents, rendant même justice à la conduite sage, honnête et réservée, quoique mâle et vigoureuse, qu’elle a toujours tenue sous ses habits d’adoption, j’exige absolument que l’équivoque de son sexe qui a été jusqu’à ce jour un sujet inépuisable de paris indécents, de mauvaises plaisanteries qui pourraient se renouveler surtout en France et que la fierté de son caractère ne souffrirait pas, ce qui entraînerait de nouvelles querelles qui ne serviraient peut-être que de prétextes à couvrir les anciennes et à les renouveler ; j’exige absolument, dis-je, au nom du roi, que le fantôme du
chevalier d’Éon disparaisse entièrement et qu’une déclaration publique, nette, précise et sans équivoque du véritable sexe de Charles-Geneviève-Louise-AugusteAndrée-Timothée d’Éon de Beaumont, avant son arrivée en France et la reprise de ses habits de fille, fixe à jamais les idées du public sur son compte ; ce qu’elle doit d’autant moins refuser aujourd’hui1 qu’elle n’en paraîtra que plus intéressante aux yeux des deux sexes que sa vie, son courage et ses talents ont également honorés. Auxquelles conditions, je lui remettrai le sauf-conduit en parchemin, signé du roi et de son ministre des Affaires étrangères, qui lui permet de revenir en France et d’y rester sous la sauvegarde spéciale et immédiate de Sa Majesté, laquelle veut bien lui accorder, non seulement protection et sûreté sous sa promesse royale, mais qui a la bonté de changer la pension annuelle de 12.000 livres que le feu roi lui avait accordée en 1766, et qui lui a été payée exactement jusqu’à ce jour, en un contrat de rente viagère de pareille somme, avec reconnaissance que les fonds dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier pour les affaires du feu roi, ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera remis par moi pour l’acquittement de ses dettes en Angleterre, avec l’expédition en parchemin et en bonne forme du contrat de ladite rente de 12.000 livres tournois, en date du 28 septembre 1775. Et moi, Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, fille majeure, connue jusqu’à ce jour sous le nom du chevalier d’Éon et qualités susdites, je me soumets à toutes les conditions imposées ci-dessus au nom du roi, uniquement pour donner à Sa Majesté les plus grandes preuves possibles de mon respect et de ma soumission,- quoiqu’il m’eût été bien plus doux qu’elle eût daigné m’employer de nouveau dans ses armées ou dans la politique, selon mes vives sollicitations et suivant mon rang d’ancienneté. Et puisqu’à quelques vivacités près, qu’une défense légitime et naturelle et le plus juste ressentiment rendaient en quelque façon excusable, Sa Majesté veut bien reconnaître que je me suis toujours comporté en brave homme comme officier et en sujet laborieux, intelligent et discret comme agent politique, je me soumets à déclarer publiquement mon sexe, à laisser mon état hors de toute équivoque, à reprendre et porter jusqu’à la mort mes habits de fille1, à moins qu’en faveur de la longue habitude où je suis d’être revêtue de mon habit militaire, et par tolérance seulement, Sa Majesté ne consente à me laisser reprendre ceux des hommes, s’il m’est impossible de soutenir la gêne des autres après avoir essayé de m’y habituer à l’Abbaye royale des Dames Bernardines de Saint-Antoine-desChamps, à Paris, ou à tel autre couvent de filles que je
voudrai choisir, et où je désire me retirer pendant quelques mois en arrivant en France. Je donne mon entier désistement à toutes poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy et ses ayants cause, promettant de ne jamais les renouveler, à moins que je n’y sois forcée par une provocation juridique, ainsi qu’il est dit ci-dessus.
Je donne de plus ma parole d’honneur que je remettrai à M. Caron de Beaumarchais tous les papiers publics et secrets, tant de l’ambassade que de la correspondance secrète désignée ci-dessus, sans en réserver ni retenir un seul, aux conditions suivantes, auxquelles je supplie Sa Majesté de vouloir bien permettre qu’on souscrive en son nom :
1° Qu’en reconnaissant que la lettre du feu roi, mon très honoré seigneur et maître, en date de Versailles, le Pr avril 1766, par laquelle il m’assurait 12.000 livres de pension annuelle en attendant qu’il me plaçât plus avantageusement, ne peut plus me servir de titre pour toucher ladite pension, qui se trouve changée très avantageusement pour moi par le roi son successeur, en un contrat viager de pareille somme, l’original de ladite lettre restera en ma possession comme témoignage honorable que le feu roi a daigné rendre à ma fidélité, à mon innocence et à ma conduite irréprochable dans tous mes malheurs et dans toutes les affaires qu’il a daigné me confier, tant en Russie qu’à l’armée et en Angleterre.
2° Que l’original de la reconnaissance que M. Durand, ministre plénipotentiaire en Angleterre, m’a donnée Londres, le 11 juillet 1766, de la remise volontaire, fidèle et intacte, faite par moi entre ses mains, de l’ordre secret du feu roi, en date de Versailles, le 3 juin 1763, restera dans mes mains comme un témoignage authentique de la soumission entière avec laquelle je me suis dessaisie d’un ordre secret de la main de mon maître, qui faisait seul la justification de ma conduite en Angleterre, que mes ennemis ont tant nommée opiniâtre, et que, dans leur ignorance de ma position extraordinaire vis-à-vis le feu roi, ils ont même osé qualifier de traître à l’État.
3° Que Sa Majesté, par une grâce particulière, daignera, ainsi que faisait le feu roi, se faire informer, tous les six mois, du lieu que j’habite et de mon existence, afin que mes ennemis ne soient jamais tentés de rien entreprendre de nouveau contre mon honneur, ma liberté, ma personne et ma vie.
4° Que la croix de Saint-Louis que j’ai acquise au péril de ma vie dans les combats, sièges et batailles où j’ai assisté, où j’ai été blessée et employée, tant comme aide de camp du général que comme capitaine de dragons et des volontaires de l’armée de Broglie, avec un courage attesté par tous les généraux sous lesquels j’ai servi, ne me sera jamais enlevée et que le ‘droit de la porter sur quelque habit que j’adopte me sera conservé jusqu’à la mort. Et s’il m’était permis de joindre une demande respectueuse à ces conditions, j’oserais observer qu’à l’instant où j’obéis à Sa Majesté en me soumettant à quitter pour toujours mes habits d’homme je vais me trouver dénuée de tout, linge, habits, ajustements convenables à mon sexe, et que je n’ai pas d’argent pour me procurer seulement le plus nécessaire, M. de Beaumarchais sachant bien à qui doit passer tout celui qu’il destine au paiement de partie de mes dettes, dont je ne veux pas toucher un sou moi-même. En conséquence et quoique je n’aie pas droit à de nouvelles bontés de Sa Majesté, je ne laisserais pas de solliciter auprès d’elle la gratification d’une somme quelconque pour acheter mon trousseau de fille, cette dépense soudaine, extraordinaire et forcée ne venant point de mon fait, mais uniquement de mon obéissance à ses ordres. Et moi, Caron de Beaumarchais, toujours en la qualité cidessus spécifiée, je laisse à ladite demoiselle d’Éon de Beaumont l’original de la lettre si honorable que le feu roi lui a écrite de Versailles, le 1er avril 1766, en lui accordant une pension de 12.000 livres, en reconnaissance de sa fidélité et de ses services. Je lui laisse, de plus, l’original de M. Durand, lesquelles pièces ne pourraient lui être enlevées, de ma part, sans une dureté qui répondrait mal aux intentions pleines de bonté et de justice que Sa Majesté montre aujourd’hui pour la personne de ladite demoiselle Charles-Geneviève-LouiseAuguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont. Quant à la croix de Saint-Louis qu’elle désire conserver avec le droit de la porter sur ses habits de fille, j’avoue que, malgré l’excès de bonté avec lequel Sa Majesté a daigné s’en rapporter à ma prudence, à mon zèle et à mes lumières pour toutes les conditions à imposer en cette affaire, je crains d’outrepasser les bornes de mes pouvoirs en tranchant une question aussi délicate. D’autre part, considérant que la croix de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis a toujours été regardée uniquement comme la preuve et la récompense de la valeur guerrière, et que plusieurs officiers, après avoir été décorés, ayant quitté l’habit et l’état militaire pour prendre ceux de prêtre ou de magistrat, ont conservé sur les vêtements de leur nouvel état cette preuve honorable qu’ils avaient dignement fait leur devoir dans un métier plus dangereux, je ne crois pas qu’il y ait d’inconvénient à laisser la même liberté à mie fille valeureuse qui, ayant été élevée par ses parents sous des habits virils, et ayant bravement rempli tous les devoirs périlleux que le métier des armes impose, a pu ne connaître l’habit et l’état abusifs sous lesquels on l’avait forcée à vivre, que lorsqu’il était trop tard pour en changer, et n’est point coupable pour ne l’avoir point fait jusqu’à ce jour. Réfléchissant encore que le rare exemple de cette fille extraordinaire sera peu imité par les personnes de son sexe, et ne peut tirer à aucune conséquence ; que si Jeanne d’Arc, qui sauva le trône et les États de Charles VII en combattant sous des habits d’homme, eût, pendant la guerre, obtenu, comme ladite demoiselle d’Éon de Beaumont, quelques grâces ou ornements militaires, tels que la croix de SaintLouis, il n’y a pas d’apparence que, ses travaux finis, le roi, en l’invitant à reprendre les habits de son sexe, l’eût dépouillée et privée de l’honorable prix de sa valeur, ni qu’aucun galant chevalier français eût cru cet ornement profané parce qu’il ornait le sein et la parure d’une femme qui, dans le champ d’honneur, s’était toujours montrée digne d’être un homme. J’ose donc prendre sur moi, non en qualité de ministre d’un pouvoir dont je crains d’abuser, mais comme un homme persuadé des principes que je viens d’établir ; je prends sur moi, dis-je, de laisser la croix de Saint-Louis et la liberté de la porter sur ses habits de fille à demoiselle CharlesGeneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont, sans que j’entende lier Sa Majesté par cet acte, si elle désapprouvait ce point de ma conduite, promettant seulement, en cas de difficulté, à ladite demoiselle d’Éon d’être son avocat auprès de Sa Majesté, et d’établir, s’il le faut, son droit à cet égard, que je crois légitime, par une requête où je le ferais valoir du plus fort de ma plume et du meilleur de mon cœur. Quant à la demande que ladite demoiselle d’Éon de Beaumont fait au roi d’une somme pour l’acquisition de son trousseau de fille, quoique cet objet ne soit pas entre clans mes instructions, je ne laisserai pas de le prendre en considération, parce qu’en effet cette dépense est une suite nécessaire des ordres que je lui porte de reprendre les habits de son sexe. Je lui alloue donc, pour l’achat de son trousseau de fille, une somme de 2.000 écus, à condition qu’elle n’emportera de Londres aucun de ses habits, armes et nul vêtement d’homme, afin que le désir de les reprendre ne soit pas sans cesse aiguisé par leur présence, consentant seulement qu’elle conserve un habit uniforme complet du régiment où elle a servi, le casque, le sabre, les pistolets et le fusil avec sa baïonnette, comme un souvenir de sa vie passée, ou comme on conserve les dépouilles chéries d’un objet aimé qui n’existe plus. Tout le reste me sera remis à Londres pour être vendu, et l’argent employé selon le désir et les ordres de Sa Majesté.
Et cet acte a été fait double entre nous Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée Timothée d’Éon de Beaumont, sous seing privé, en lui donnant de chaque part toute la force et consentement dont il est susceptible et y avons chacun apposé le cachet de nos armes, à Londres, le cinquième jour du mois d’octobre 1775.
Signé : CARON DE BEAUMARCHAIS.
D’ÉON DE BEAUMONT.
Le 5 décembre 1775
D’Éon ne manque pas de faire part de sa transformation à son ancien chef. Il écrit au comte de Broglie :
« Monsieur le Comte,
Il est temps de vous désabuser. Vous n’avez eu pour capitaine de dragons et aide de camp en guerre et en politique que l’apparence d’un homme. Je ne suis qu’une fille qui aurais parfaitement soutenu mon rôle jusqu’à la mort si la politique et vos ennemis ne m’avaient pas rendu la plus infortunée des filles, ainsi que vous le verrez par les pièces ci-jointes…
Je suis avec respect, Monsieur le Comte, votre très humble et très obéissant serviteur (sic).
Geneviève-Louise-Auguste D’ÉON DE BEAUMONT. »
D’Éon témoigne sa reconnaissance à Beaumarchais en prolongeant une mystification qui doit l’amuser infiniment et à laquelle l’auteur des plus spirituelles comédies qui ont alors paru se prête avec une naïveté stupéfiante. Beaumarchais devient de la part du chevalier d’Éon, qui s’intitule sa petite dragonne, l’objet des cajoleries les plus féminines. Reprenant le langage même de la Rosine du Barbier de Séville, la prétendue chevalière lui écrit :
Vous êtes fait pour être aimé et je sens que mon plus affreux supplice serait de vous haïr, et une autre fois : Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite ; qu’admirer vos talents, votre générosité ; je vous aimais sans doute déjà ! Mais cette situation était si neuve pour moi que j’étais bien éloignée de croire que l’amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur.
Bien que celui-ci s’en déclare excédé, ce n’est pas Beaumarchais, mais bien d’Éon, qui met fin à ce marivaudage. La coquetterie de la nouvelle chevalière ne va pas, en effet, jusqu’au mépris des questions d’argent. Aussi l’avidité du chevalier d’Éon se trouve-t-elle aux prises avec la parcimonie de Beaumarchais lorsqu’il
s’agit de fixer le détail des sommes affectées au paiement des dettes. Le ton de la correspondance des deux amoureux tourne bien vite à l’aigre, et un entrefilet qui paraît alors dans le Morning Post achève d’exaspérer d’Éon ; il est ainsi libellé :
« On prépare à la Cité une nouvelle police sur le sexe du chevalier d’Éon. Les paris sont de sept à quatre pour femme contre homme, et un seigneur bien connu dans ces sortes de négoces s’est engagé à faire clairement élucider cette question avant l’expiration de quinze jours. »
D’Éon ne manqua pas d’attribuer l’article à Beaumarchais, qu’il accuse ouvertement d’avoir pris part avec Morande à des paris sur son sexe et de s’être ainsi livré à de scandaleuses spéculations. En même temps il provoque Morande ; mais le fieffé coquin, qui sait la réputation de d’Éon à l’escrime, est trop heureux de pouvoir prétendre que l’honneur lui interdit de se battre avec une femme ; il ne juge pas déloyal toutefois de s’armer de sa plume et de publier sur la nouvelle chevalière un libelle scandaleux qui fait quelque bruit. Harcelé par l’importunité des Anglais que toute cette affaire a provoqués à reprendre leurs paris, d’Éon se résout à écrire au comte de Vergennes pour lui annoncer sa prochaine arrivée en France. Il en reçoit d’ailleurs la réponse la plus
encourageante :
« J’ai reçu, Mademoiselle, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 1er de ce mois. Si vous ne vous étiez pas livrée à des impressions de défiance, que je suis persuadé que vous n’avez pas puisées dans vos propres sentiments, il y a longtemps que vous jouiriez dans votre patrie de la tranquillité qui doit aujourd’hui, plus que jamais, faire l’objet de vos désirs. Si c’est sérieusement que vous pensez à y revenir, les portes vous en seront encore ouvertes. Vous connaissez les conditions qu’on y a mises : le silence le plus absolu sur le passé, éviter de vous rencontrer avec les personnes que vous voulez regarder comme les causes de vos malheurs, et enfin reprendre les habits de votre sexe. La publicité qu’on vient de lui donner en Angleterre ne peut plus vous permettre d’hésiter. Vous n’ignorez pas, sans doute, que nos lois ne sont pas tolérantes sur ces sortes de déguisements ; il me reste à ajouter que si, après avoir essayé du séjour de la France, vous ne vous y plaisiez pas, on ne s’opposera pas à ce que vous vous retiriez où vous voudrez. C’est par ordre du roi que je vous mande tout ce que dessus. J’ajoute que le sauf-conduit qui vous a été remis vous suffit ; ainsi rien ne s’oppose au parti qu’il vous conviendra de prendre. Si vous vous arrêtez au plus salutaire, je vous en féliciterai ; sinon, je ne pourrai que vous plaindre de n’avoir pas répondu à la bonté du maitre qui vous tend la main. Soyez sans inquiétude : une fois en France, vous pourrez vous adresser directement à moi, sans le secours d’aucun intermédiaire.
J’ai l’honneur… »Le comte de Vergennes à d’Éon, 12 janvier 1777
D’ailleurs tout en protestant véhémentement contre la volonté du Roi qui change son casque en cornette, d’Éon s’ingénie à tirer parti de son nouveau rôle et à se faire de sa métamorphose une réclame nouvelle et plus bruyante. Il raconte lui-même comment, passant par Saint-Denis avant de gagner Versailles, il s’est fait conduire par Dom Boudier auprès de la supérieure du couvent des carmélites, qui n’est autre que Madame Louise de France (1737-1787). Celle-ci, avant d’ouvrir le rideau du parloir, aurait demandé comment était habillée mademoiselle d’Éon, et sur la réponse qui lui fut faite qu’arrivant de Londres elle était encore en bottes et en uniforme, la supérieure aurait exhorté son interlocuteur invisible à prendre les habits et à mener la vie d’une fille chrétienne. C’est touchant et amusant de constater que toute cloîtrée qu’elle soit, la tante du Roi se soit octroyé cette satisfaction de curiosité assez mondaine…
Après maintes péripéties, au terme de quatorze mois de négociations, une transaction de plus de vingt pages, stipulant la remise de l’intégralité des documents sensibles, est conclue. Par ailleurs, le chevalier – que la France considère désormais comme une femme – ne devra plus jamais quitter ses vêtements féminins. Il se fera désormais appeler Mademoiselle Éon, en échange de quoi une rente viagère lui est accordée. Quand la perspective d’un retour en France commence à se préciser, le chevalier d’Éon renfile ses habits masculins, contre la volonté du nouveau pouvoir royal. Charles-Geneviève est donc pris à son propre piège. Furieux, il quitte Londres le 13 août 1777 et se présente à la Cour dans sa tenue de capitaine de dragons. Une ordonnance prise le 27 août 1777 par le Roi lui donne ordre «de quitter l’uniforme de dragons qu’elle continue à porter et de reprendre les habits de son sexe avec défense de paraître dans le royaume sous d’autres habillements que ceux convenables aux femmes».
Après l’ordre du Roi [de ne plus s’habiller qu’en femme] reçu par Vergennes et Maurepas, il a retardé son départ pour la Bourgogne :
« Le peu de hardes de femme qui me restoient ne peuvent plus me servir pour me presenter à Versailles. Madlle Bertin attachée au service de la Reine a pris la peine de passer hier chez moi de votre part et ma repeté […] quelle etoit chargée par le Roi & par vous de m’habiller de la tête aux pieds […] elle se chargeroit non seulement de faire mes robes pendant mon absence, mais encore de faire de moi une fille passablement modeste & obeissante.
Quant à la sagesse qui est aussi necessaire dans une fille, que le courage dans un Capitaine de Dragons, le Ciel & la necessité dans les diverses vicissitudes de ma vie si longtems & si cruellement agitée m’en ont donné une si vieille habitude quelle ne me coute plus rien. Il me sera cent fois plus facile d’être sage que d’être modeste & obeissante. Il n’y a que l’envie extreme que j’ai d’être irreprochable aux yeux du Roi & de mes protecteurs tels que M.M. les Comtes de Vergennes & de Maurepas qui puissent me donner la force necessaire pour me vaincre moi-même & prendre ce caractere de douceur conforme à la nouvellle existence qu’on me force de reprendre. Le role de lion me seroit plus facile à jouer que celui de brebis, & celui de capitaine de Dragons que celui de fille douce & obeissante. […] Mlle Bertin aura le plus de merite à ma conversion miraculeuse »…
Cependant, en dépit de la condition formelle que lui a imposée Vergennes dans sa lettre du 12 juillet, ce n’est qu’à Versailles, où il arrive en dragon, que d’Éon finit par se soumettre et obéir à l’ordre qui lui est réitéré en ces termes :
DE PAR LE ROI
Il est ordonné à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-AndréeThimothée d’Éon de Beaumont de quitter l’habit uniforme des dragons qu’il a coutume de porter et de reprendre les habillements de son sexe avec défense de paraître dans le royaume sous d’autres habillements que ceux convenables aux femmes.
Fait à Versailles, le 27 août 1777.
Signé : Louis Gravier de Vergennes
Ainsi le chevalier passe-t-il un contrat, au nom du gouvernement français, où il stipule qu’il abdique définitivement et solennellement son nom et sa qualité d’homme et s’engage à porter désormais un costume féminin. Le fantôme d’Éon disparaît entièrement et une déclaration publique, nette et sans équivoque, du véritable sexe — féminin — de Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée d’Éon de Beaumont, fixe à jamais sa personnalité, sans même être approuvée pas un examen physique. Il conserve son uniforme et porte sur ses robes la Croix de Saint-Louis. Puisqu’il est femme, d’Éon doit le déclarer solennellement et porter à l’avenir l’habit de son véritable sexe. Le chevalier ne s’attendait guère à cette dernière exigence : il proteste, supplie ; mais voyant qu’il ne pourra rien gagner sur ce point, finit par céder, comprenant du reste qu’il ne peut résister davantage sans éveiller sur la réalité de ce nouveau sexe des soupçons qui auraient tout compromis.
Voici le mémoire de Mademoiselle Bertiin (1747-1813), « du Grand Mogol », des fournitures faites « à Mademoiselle D’Eon », du 8 septembre au 28 novembre 1777
Le 18 septembre 1777
« Donné à la couturière de mademoiselle pour une robe 20 aul[nes] taffetas d’Italie noisette. La garniture de la ditte robe, deux rangs de plis le long du parement et deux rangs de bouillons tout en meme taffetas decouppé, deux volants au jupon, garni la taille et les manchettes »…
Éon note en tête de sa main que Mademoiselle Bertin est « Marchande de modes de la Reine, rue St Honoré à Paris ». Le document, se montant à la somme de 1938 livres, est signé à la fin par Mlle Bertin, qui donne reçu du paiement à Micault d’Harvelay, garde du Trésor royal. Le sieur Brunet, perruquier, rue de la Paroisse, est chargé de lui accommoder une coiffure à triple étage.
Le 17 août 1777
Le chevalier d’Éon, après son long séjour en Angleterre, arrive à Versailles en tenue de capitaine de dragons. Marie-Antoinette l’aperçoit et veut qu’il Lui soit présenté sous le costume féminin.
Alors que tant de mains agiles remuent dentelles et rubans, ou baleinent les corsets qui vont si fort incommoder d’Éon, celui-ci, profitant des quelques
jours où il peut encore porter librement sa tunique de dragon, se hâte de prendre le coche qui le mène auprès de sa vieille mère.
Le 2 septembre 1777
Il atteint la petite cité bourguignonne de Tonnerre illuminée est toute en fête comme pour le retour d’un fils ou plus exactement d’une fille prodigue.
« Plus de douze cents personnes, écrit d’Éon — non sans exagération probablement —, sont venues au-devant de moi avec canons, fusils et pistolets ; ma mère, quoique prévenue depuis si longtemps de mon retour positif en France, ne pouvait le croire ; elle est tombée sans connaissance en me voyant., et ma nourrice fondait en larmes. Le lendemain toute la ville en corps et en particulier est tombée chez moi avant que je fusse sortie du lit où j’étais campée sans rideaux, sans miroirs, sans tapisseries et sans sièges. Cette image de mon ancienne guerre est plus agréable à mes yeux qu’un palais. La joviale humeur dont faisait montre notre chevalier ne semble pas lui avoir fait oublier le ton pitoyable qu’il sied d’employer vis-à-vis d’un puissant correspondant dont on attend quelque grâce, et il reprend avec non moins d’exagération : J’ai trouvé dans un cruel délabrement mon bien de patrimoine consistant principalement en vignes ; on croirait que les hussards s’en sont emparés ainsi que de ma maison, qui ressemble présentement au château du baron de Tundertrumtrum ; il n’y a plus que les portes et les fenêtres et la rivière d’Armençon dans mes jardins. Mais si quelque chose peut m’attacher à la vie, dit-il en terminant, c’est la joie de l’amitié pure que mes compatriotes tant de la ville que des campagnes voisines, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, ont bien voulu me témoigner ; d’eux-mêmes ils m’ont rendu les honneurs qui ne seraient dus qu’à vous et à Mgr le comte de Maurepas si vous passiez par Tonnerre pour aller dans vos terres et lui à son comté de Saint-Florentin».
D’Éon au comte de Vergennes, ministre et secrétaire d’État
Une folle journée au château du chevalier d’Eon en 2023
Cependant, le ministre s’impatiente de ses retards à exécuter les ordres du Roi et Mademoiselle Bertin lui affirme que sa présence est nécessaire pour les
derniers essayages. Le chevalier Il quitta aussitôt Tonnerre et se rend à Versailles, d’où il se hâte d’annoncer au comte de Vergennes son retour, sa tardive obéissance et les déboires qu’elle lui cause :
« Il y a une dizaine de jours que je suis de retour, dit-il au ministre, et il y en a huit que je me suis conformée à vos intentions, comme Mademoiselle Bertin a dû vous le certifier à Fontainebleau. Je m’efforce dans la retraite de mon appartement de m’habituer à mon triste sort. Depuis que j’ai quitté mon uniforme et mon sabre, je suis aussi sot qu’un renard qui a perdu sa queue. Je tâche de marcher li avec des souliers pointus et de hauts talons, mais j’ai manqué me casser le col plus d’une fois ; au lieu de faire la révérence, il m’est arrivé plus d’une fois d’ôter ma perruque et ma garniture à triple étage, que je prenais pour mon chapeau ou pour mon casque. Je ne ressemble pas mal à cette Catherine Petrovna que Pierre le Grand enleva d’un corps de garde au siège de Derpt pour la faire paraître à sa Cour avant de lui avoir fait apprendre à marcher sur ses deux pieds de derrière».
D’Éon, si l’on en croit ses contemporains, n’exagère guère le ridicule de son nouvel accoutrement, et si, comme il dit lui même, il est malaisé de changer en un jour d’habits, de chemise, de logis, de résolution, d’avis, de langage, de couleur, de visage, de mode, de note, de ton et de façon de faire, il se console du moins par la singularité et l’affectation de la gêne physique qu’il éprouve. Toutefois il vit retiré rue de Conti, à Versailles, ayant refusé courtoisement l’invitation du sieur Jamin, prêtre de Fontainebleau, qui sans avoir l’honneur d’être connu de lui, lui offrait, s’il venait à cette Cour à Fontainebleau, un logement des plus agréables non par les plaisirs bruyants, mais par les promenades en forêt, et assurait son hôte qu’il serait à Fontainebleau sans y être et maître de porter tel habillement qui lui conviendrait. L’aimable invitation de cette dévote personne n’avait pas séduit d’Éon, qui ne se sentait pas encore préparé à affronter la curiosité de la Cour. Il tenait aussi à rendre ce coup de théâtre aussi éclatant que possible et s’ingéniait à en assurer le succès.
La comtesse douairière d’Ons-en-Bray, femme du président Legendre, qui connaît d’Éon depuis sa plus tendre enfance et est naturellement une des premières averties de son retour, ne peut sans sourire s’imaginer sous les jupes de la chevalière celui qu’elle a connu étudiant en droit, escrimeur de premier ordre et galant secrétaire d’ambassade ; aussi accueille-t-elle avec la plus grande incrédulité cette nouvelle aventure dont le héros lui fait un récit plaisant :
«Votre lettre, lui répondait-elle, m’a fait rire aux larmes de vos saillies et de satisfaction que vous ne m’ayez pas oubliée, Mademoiselle ou Monsieur : je crains de mentir ; j’avoue que j’apporte encore de l’incrédulité à votre métamorphose et ne me permets pas cependant pour détruire mon incrédulité de faire et même de dire comme le bon apôtre Thomas. Mademoiselle, soit ; j’en suis plus à mon aise pour vous dire tout le plaisir que je me fais de vous revoir quand vous serez de retour de Versailles. Je vous y adresse les marques de reconnaissance de votre souvenir, ne sachant où reposent à Paris vos appas femelles… Sont-ils parés de plumes ? J’avoue qu’il cadre dans mon esprit que la coiffure de Mars est la seule qui vous convienne, en ayant la bravoure et les inclinations. J’ai avec moi deux émules avec qui vous me demandez de refaire connaissance. Ils le désirent plus que jamais, comme vous le croyez bien, et l’un d’eux, un grand gas qui occupe votre ancien appartement, voudrait sûrement le partager avec vous ; mais en mère de famille qui doit maintenir le bon ordre chez elle, il faudrait que je vous crusse tout à fait dragon pour vous prier de faire société nuit et jour avec les miens, qui s’en tiendront aux égards dus au beau sexe et vous gardent des bâtons de sucre tors pour guérir votre poitrine des influences de l’air dont elle est attaquée à présent. Ménagez-vous bien, Mademoiselle, et sous quelque forme que vous deviez nous reparaître, soyez persuadée que vous nous serez toujours très intéressante par le souvenir des anciennes marques de votre attachement, qui vous répond du mien pour toujours».
Madame Le Meyra, comtesse douairière d’Ons-en-Bray, à d’Éon, 12 décembre 1777
Le 28 octobre 1777
Le chevalier d’Eon écrit à son ami, le baron de Bon, cette lettre de quatre pages au sujet de sa métamorphose en femme, organisée par Rose Bertin, la marchande de Modes de la Reine Marie-Antoinette, chargée de tout l’habillement féminin du chevalier ; ceci en vue de la présentation de la chevalière d’Éon à la Cour de Versailles.
D’Éon raconte à son ami le Colonel de Bon, dans un style qu’il veut entièrement militaire, sa métamorphose :
Lettre de mademoiselle d’Eon à son ami le baron de Bon, colonel à la suite du régiment d’Autichamp Dragons, depuis maréchal de camp & ministre plénipotentiaire de France à Bruxelles. Elle se complète de nombreuses et importantes additions dans les marges.
« le 21 du courant, fête de Saint Ursule vierge & martyre, Mlle Bertin avec sa troupe d’élite que je ne considérois d’abord que comme un corps d’observation a fait une marche forcée pendant la nuit et à la pointe du jour par surprise & par force s’est emparé de ma personne & de Moncontour seule place fortifiée qui me restoit dans mes païs-bas ».
Long et pittoresque commentaire dans le même style guerrier pour raconter comment, sur ordre de la Cour, la place fut forcée par Mademoiselle Bertin, «surintendante du genie de la toilette de la Reine & des fortiffications de sa Garde-robe»… Il raconte aussi sa ronde de nuit, avant l’attaque :
« Je fus fort étonné d’entendre crier Alte-là mon brave Capitaine, vous me prenez par les tétons. C’étoit ma fille de chambre Geneviève Maillot qui m’a déclaré qu’elle était somnenbule […] il m’est deffendu de porter casque & cuirasse […] Le fichu de la modestie même celui de Ste Therese n’est guère propre à parer le coup de mousquet »…
Il en vient au récit de sa « dissolution totale » et des changements opérés par Mademoiselle Bertin :
« Elle a dabord produit le licenciment de tous les habits & manteaux rouges de ma garde-robe y compris les vestes & culotes de peau de chamois, les bottes & les éperons, les pistolets, épées, sabres & carabines. En cet état une fille a beau avoir été Capitaine de Dragons, quelle deffense peut-elle faire avec du file & une aiguille. Un eventail est un triste boulevart, une juppe est un foible rempart, elle n’est bonne que pour arborer pavillon blanc […] On parle de me mettre au couvent à Versailles pour m’instruire de la nouvelle tactique qu’il me faut apprendre pour entrer dans la Compagnie franche des filles d’honneur de notre Auguste Reine. Que de file j’aurai à retorde. J’aimerois autant aller chez ma mere planter mes choux »…
Il rend cependant hommage à l’aimable Mlle Bertin « qui a un esprit aussi bon que son cœur & qui saisit toutes les occasions de rendre à la Reine un temoignage favorable de Mlle D’Éon qui doit renoncer à l’infanterie, à la cavalerie & à l’etat major du Marechal de Broglie & ne plus songer qu’a se mettre sur un pied respectable pour plaire aux Troupes legeres de la Reine. Je ne vois point encore l’intention prononcée du Roi sur mon sort ulterieur, en attendant il veut que je sois dressé & formé sur la decence requise d’une femme avant d’etre presenté à la Cour. »
Évelyne et Maurice Lever, Le Chevalier d’Éon, une vie sans queue ni tête (Fayard, 2009)
Voir cet article :
« (La Reine) envoya un valet de pied dire à mon père de conduire la chevalière chez elle ; mon père pensa qu’il était de son devoir d’aller d’abord prévenir son ministre du désir de Sa Majesté. Le comte de Vergennes lui témoigna sa satisfaction sur la prudence qu’il avait eue et lui dit de l’accompagner. Le ministre eut une audience de quelques minutes. Sa Majesté sortit de son cabinet avec lui et, trouvant mon père dans la pièce qui le précédait, voulut bien lui exprimer le regret de l’avoir déplacé inutilement. Elle ajouta en souriant que quelques mots que M. le comte de Vergennes venait de lui dire l’avaient guérie pour toujours de la curiosité qu’elle avait eue».
Henriette Campan
Si la chevalière d’Éon, en dépit de la reconnaissance officielle de son nouveau sexe par le Roi, n’est pas reçu en audience particulière par la Reine, il ne manque pas du moins de paraître à Versailles sous son nouveau costume et à plusieurs reprises se trouve dans les galeries du château sur le passage de Leurs Majestés.
Le 23 novembre 1777
Le chevalier d’Éon, avec des membres de cyclope et des gestes de soldat, paraît donc devant la Reine en robe à panier montante, en satin bleu à rayures brunes, et corset, toque de velours noir, cheveux coupés et poudrés. Quand arrive la chevalière, en large panier, longue queue, vaste robe, manchettes à cinq rangs, immense perruque avec de la poudre, gants blancs, éventail à la main, parfaitement rasée, collier et boucles d’oreilles de diamant, exhibant sur son sein la croix de Saint-Louis, et se donnant tous les airs gracieux d’une jolie femme, il se produit un mouvement extraordinaire de curiosité. Soit l’émotion, soit qu’elle a été pressée par l’assistance, soit encore qu’elle l’a voulu, voilà notre chevalière qui laisse tomber sa perruque, ce qui la met en posture ridicule. Elle fait alors une figure si grotesque en se recoiffant, que les souverains et toute leur suite ont de la peine à ne pas s’esclaffer dans la chapelle même, malgré la sainteté du lieu… Un pareil incident accroît la popularité du pseudo-hermaphrodite. La longue queue de sa robe, ses manchettes à triple étage contrastent si malheureusement avec ses attitudes et ses propos de grenadier qu’il a ainsi le ton de la plus mauvaise compagnie.
Chacun veut connaître la dame masculine qui a perdu sa perruque. Les invitations pleuvent de tous côtés à son adresse: elle parvient bientôt à vivre de cette notoriété. Toujours à la recherche de ragots et de personnalités sur lesquelles on peut médire, tout Paris s’amuse à raconter qu’elle a encore plus l’air d’être homme, depuis qu’elle est en femme. Attifée de la manière la plus caricaturale, personne ne croit au sexe féminin d’un individu qui se rase et a de la barbe, qui est taillé et musclé en hercule, qui saute en carrosse et en descend sans écuyer, qui monte les marches d’un escalier quatre à quatre, etc. Alors même que la Cour a eu ce qu’elle voulait — que le chevalier assume un genre parmi les deux possibles, les médisances et les rumeurs tournent bien plus que lorsqu’elle n’était qu’un homme… Si la femme en lui apprécie les accoutrements féminins, l’homme que l’on a éduqué comme tel ne supporte pas les injonctions réservées à ce genre, tout comme les interdictions qui en découlent. Tout son plaisir est de lire ou d’aller courir dans les bois. On a beau l’empêcher de sortir à pied, comme n’étant pas convenable à son sexe, elle déjoue toute surveillance et se livre sans contrainte à ses goûts que les femmes taisent comme on leur a appris dès la naissance.
« Comment mademoiselle d’Eon trouve-t-elle son nouvel uniforme ? lui demande la Reine
–Madame, je suis heureuse de le porter parce qu’il m’admet dans le régiment de la Reine, qui est totalement dévoué à notre bon Roi.
-Mademoiselle, si le régiment était uniquement composé de demoiselles, qui d’autres mieux que d’Eon pourrait le commander?
-Madame, il le serait mieux par Marie-Antoinette d’Autriche.»
Et Louis XVI d’éclater de rire. Cependant, la conversation se poursuit :
« Madame, en temps de paix dans mon nouveau service, les blessures ne sont pas moins moins dangereuses qu’en temps de guerre. Les batailles livrées la nuit sont les plus sanglantes. Lorsqu’on est trop courageux et qu’on veut sacrifier sa vie, on meurt.-Mademoiselle, qui vous a rendue si avertie?
-Madame, c’est mas mère et avant tout ma grand-mère qui avait vingt-deux enfants.
-Mademoiselle, vous êtes une bonne française.
-Madame, mon éducation n’a pas été ce qu’elle aurait dû être. J’ai perdu ma fertilité et mon temps en faisant ce que je n’aurais pas dû faire.
-Mademoiselle, il est toujours temps de réparer ses fautes. Je vous assure qu’avec une autre éducation, ce qui vous fait défaut sera comblé. Le Roi vous a donné une bonne pension sur le trésor royal ; quant à moi, j’ai ordonné à mademoiselle Betin de s’occuper de votre garde-robe et je vous confie à mes dames d’honneur pour vous montrer comment porter vos robes avec la modestie qui convient jusu’au moment où nous trouverons à Versailles une maison où votre instruction concernant votre nouvelle vie pourra être achevée. La soumission à la loi est une nécessité absolue dans tous les Etats. Votre transformation a surpassé notre espoir. Tout le monde est étonné et vos ennemis sont confondus. Que voulez-vous de plus ?
-Madame, je réalise que la mort de ma condition passée donne vie et gloire à mon zétat présent et futur. Permettez-moi de faire le serment de rester un prisonnier de guerre en jupons, en foi et hommage à la loi. Parce que la loi est la première des vertus théologeales ; sans elle, nous ne sommes que l’écho d’un tambour dans l’air.
-Mademoiselle, ce que vous dites est pure vérité.»
Dans la série Franklin (2024) par Kirk Ellis et Howard Korder, Romain Brau interprète le chevalier d’Eon
lui prêtant la sensibilité que cette ambiguïté peut susciter en lui : on l’exhibe comme un phénomène…
La chevalière n’a de cesse de repousser les avances grossières d’hommes curieux de son anatomie, qui lui proposent des rendez-vous indécents, sans tenir compte des respects d’usage. D’Éon répond à ces messages par des lettres assassines. Elle fait un appel à d’autres femmes pour les liguer toutes contre cet ennemi de leur sexe. Au vu de cette vigoureuse insolence, on annule, par une sentence solennellement émise, la validité des paris autorisés jusqu’alors. Il est déclaré que la vérification nécessaire blesse la bienséance et les mœurs et qu’un tiers. La chevalière a gagné de pouvoir vivre dans le genre qui lui plaît, ou qui plaît le plus aux autres, et se retrouve donc libre de toutes persécutions… ne lui restent que celles réservées aux femmes de l’époque.
Charles-Geneviève qui s’assume de plus en plus même s’il peine à copier les manières des vraies dames se trouve finalement atteint d’une maladie fort douloureuse. Elle dira qu’ « elle survient par le défaut de l’exercice du cheval, des armes de la chasse et de la promenade, auxquels je suis si accoutumée et que je ne peux plus prendre sous mon nouveau vêtement, à moins de faire courir tout Paris et tout Versailles après moi. ». En vérité, même si le chevalier d’Éon souffre, c’est surtout par manque de moyens, et par lassitude, qu’elle souhaite redevenir homme, son apparence nécessitant plusieurs domestiques et pièces de vêtement, tandis que son uniforme militaire est simple et rapide à enfiler.
L’embarras est encore plus grand pour ceux qui ont connu d’Éon dès sa plus tendre jeunesse, et ne l’ont jamais perdu de vue dans son aventureuse carrière. C’est le cas de M. Genêt, premier commis aux Affaires étrangères, père de madame Campan, qui avoue avec une aimable ironie que la langue française manque d’épithètes appropriées à la nouvelle condition de son étrange correspondant :
« Pour ne point donner aux cardinaux le Monseigneur qu’ils exigeraient, les ducs leur écrivent en italien, et moi, être unique, dont je ne trouve le parangon que dans les divinités des anciens, pour vous adresser la parole d’une manière digne de vous et des sublimes mystères dont vous êtes l’emblème je me servirai de la langue anglaise qui n’a point de genre déterminé dans ses mots appellatifs et qui ne connaît guère de femelle qu’un chat et un vaisseau, je vous dirai donc : My dear Friend, voulant dire : mon cher ou ma chère amie, ad libitum.»
Un capitaine de son ancien régiment dans une lettre écrite à la même époque, reproche vivement à d’Éon de ne lui avoir point annoncé son retour :
« J’espère retrouver dans mademoiselle la chevalière d’Éon les mêmes sentiments d’amitié que dans l’ancien chevalier d’Éon, capitaine de dragons, etc., etc. Quant à moi, sous quelque forme qu’il paraisse, j’y prendrai toujours le même intérêt et suis impatient de l’en assurer moi-même. »
Le comte de Chambry à d’Éon, 13 décembre 1777.
En 1778
Alors que la France s’engage en guerre contre l’Angleterre auprès des Américains, la chevalière prie encore le ministre borné de l’autoriser à aller se battre pour sa patrie – les femmes n’en ayant pas le droit -, chose qu’elle juge dans plusieurs lettres comme vitale. On ne sait aujourd’hui si ces arguments sont véridiques, ou si d’Éon est simplement lassé de son personnage féminin et invente des stratagèmes pour en sortir. Mais la Cour de Versailles se montre inexorable. Même si des notes de tailleur attestent qu’elle se balade en homme clandestinement, la chevalière est prise à son propre jeu, et coincée dans un sexe… qui n’est pas le sien ?
Lors de son retour d’Angleterre, le chevalier d’Eon loge chez monsieur Genet, le père de madame Campan, commis aux Affaires étrangères.
les liens d’intimité qui unissent d’Éon aux Genêt, aux Campan, se resserrent naturellement et donnent lieu à un échange de bons procédés quotidiens dont les papiers de d’Éon nous ont conservé les traces. Un jour, c’est monsieur Campan qui le remercie très pompeusement d’un Essai d’histoire naturelle qu’il trouve plaisamment imaginé, mais un peu long ; d’Éon en effet n’est guère ami de la concision. Une autre fois, c’est madame Campan qui, dans un style plein d’affectation, lui demande pour les princes un simple remède contre la surdité. La femme de chambre de la Reine, qui n’a pas encore contre d’Éon le grief de savoir qu’elle a été mystifiée par lui, l’accable d’invitations.
Le 24 avril 1778
Toute la famille Genêt, lui écrit-elle, vient passer la soirée chez Monsieur Campan. Elle serait comblée si mademoiselle d’Éon voulait bien leur faire l’honneur de les y accompagner ; elle n’y souperait qu’avec ses bons amis et est priée par madame Campan d’y venir sans le moindre cérémonial.
D’Éon se montra toujours reconnaissant envers cette famille qui l’a si cordialement accueilli. Très fidèle dans ses amitiés il est, malgré ses modestes moyens, également généreux. De Tonnerre il ne cessait de leur envoyer des produits de sa riche Bourgogne, des truffes alors si renommées et peu connues encore, des chevreuils qu’il avait tués et surtout du vin de son terroir, dont M. Amelot, le comte de Vergennes et le duc de Chaulnes s’avouent particulièrement friands.
«J’ai reçu, ma chère amie, lui écrit Genêt, deux délicieux présents de votre part en huit jours, tous deux faits pour nous réjouir le cœur. C’est votre portrait en dragon qui m’a été envoyé par M. Bradel et dont je suis fort content, et une feuillette de votre excellent vin. Nous mettrons le portrait sur la table, en buvant le vin à votre santé. Vous savez combien nous vous sommes dévoués et comptons sur votre amitié parce que nous connaissons votre excellent cœur. »
La chevalière assiste aux représentations de gala dans la loge de madame de Marchais, femme de l’ancien premier valet de chambre de Louis XV, qu’il admire particulièrement, à en juger par le portrait qu’il nous a laissé d’elle :
« C’est une petite femme, aimable, pleine d’esprit, très jolie, bien faite, avec des cheveux blonds qui lui tombent jusque sur les talons, de grands yeux bleus et des dents blanches comme de l’ivoire ; elle était, continue-t-il, l’amie complaisante de la feue marquise de Pompadour. C’est une belle de nuit qui passe sa journée dans le bain, à lire ou à écrire, ou dans son boudoir ou à sa toilette. On ne la voit que le soir ou après le spectacle de la Cour, alors que la compagnie s’assemble chez elle pour y souper délicieusement. »
D’Éon, comme l’indique son petit agenda, semble en effet n’admirer pas moins la charmante maîtresse de maison qu’il n’estime sa table. Il passe la plupart de ses soirées chez elle, et si par hasard il n’y paraissait pas, tout ce petit cercle qu’il anime de sa gaîté s’inquiète de sa santé. Apprend-on qu’il est malade, aussitôt toutes ces dames se pressent chez lui : la princesse Sapieha, en s’informant de ses nouvelles, lui envoie le sirop de calebasse dont elle lui a parlé : elle désire sincèrement qu’il puisse contribuer à sa guérison.
La popularité de d’Éon est en effet à son comble ; il s’efforce d’ailleurs d’entretenir par tous les moyens possibles une renommée dont il est friand et songe à laisser à la postérité le récit de ses hauts faits. Il compose de burlesques recueils d’anecdotes sur la reprise de ses habits féminins, ou de très graves mémoires sur les négociations auxquelles il a été mêlé. Tous ces projets, qui forment de volumineux dossiers, ne furent pas publiés et d’Éon se contentera de livrer à l’admiration de ses contemporains la Vie militaire, politique et privée de Mademoiselle d’Éon, connue jusqu’en 1777 sous le nom de chevalier d’Éon.
En 1779
Le chevalierd’Éon veut participer à la guerre d’indépendance des États-Unis contre l’Angleterre au côté de La Fayette. Il se rhabille en dragon, mais le pouvoir royal sévit : arrêté le 20 mars 1779, il est exilé à Tonnerre, où il se résout à s’occuper de son domaine familial.
En 1783
Le Roi le laisse revenir à Paris, il habite alors la maison de madame de Brie, rue de Grenelle-Saint-Germain, et s’y tient fort calme auprès de son ami Drouet, l’ancien secrétaire du comte de Broglie ; ses relations d’autrefois viennent l’y réclamer. C’est madame Tercier qui, le priant à dîner, lui promet de parler affaires secrètes à s’en époumoner. Le marquis de Courtenvaux, de la famille de Louvois, qui l’appelle sa chère payse, envoie son carrosse prendre la chevalière au pont tournant des Tuileries et tous deux vont visiter l’abbaye de Port-Royal des Champs et le château de Bagatelle, propriété du comte d’Artois, ou bien, traversant le Bois de Boulogne, déjà très fréquenté, ils vont entendre les belles voix des dames de l’abbaye de Longchamp qui, au temps du carême, attirent la société la plus élégante et, paraît-il, la moins recueillie. D’Éon vivait en touriste, désireux de connaître les embellissements et les curiosités de la ville qu’il a quittée depuis plus de vingt ans et qu’il n’a pu visiter lors de son retour d’Angleterre, tout occupé qu’il est de son avantageuse métamorphose. Le petit agenda qu’il tient alors laisse deviner qu’il n’est pas insensible aux charmes nouveaux du boulevard. S’il ne fréquente pas le Café Turc, les Babillards et le Café Sergent, où s’est trouvée très déplacée une vieille demoiselle de condition, il goûte fort le Théâtre des Danseuses du Roi que Nicollet vient de transformer, et où, en place de pantomimes, on commence à donner de véritables pièces.
Au milieu de l’été 1785
Charles-Geneviève revient à Paris où la duchesse de Montmorency lui offre l’hospitalité ; il revoit ses anciens et fidèles amis, les Campan, les Fraguier, les Tanlay, et est même introduit dans une famille promise à une brillante fortune : il est présenté à la comtesse de Beauharnais qui bientôt raffole de lui. La même curiosité qu’il avait éveillée autrefois semble renaître alors ; mais les motifs impérieux qui le rappellent à Londres l’obligent à s’y soustraire.
En novembre 1785
Il regagne la Grande-Bretagne ; arrivé à Londres, il découvre que le propriétaire de son appartement lui réclame ses loyers impayés. Ne bénéficiant plus de sa rente, il n’a pas les moyens de le payer, sauf à se séparer de sa bibliothèque de 8 000 livres.
C’est à cette époque que se situe l’assaut d’armes entre le chevalier d’Éon et le chevalier de Saint-George, venu tout exprès en Angleterre. Cet assaut a lieu à Carlton House à la demande expresse du prince de Galles, Georges Auguste de Hanovre, futur George IV, dont on murmure qu’il est le fils du chevalier d’Éon.
Le 9 avril 1787
Le chevalier de Saint-George et « La chevalière d’Eon »
Homme de lettres, juriste, diplomate, écrivain érudit, capitaine de dragons et héros de « La Guerre de Sept Ans », la vie du chevalier d’Eon a inspiré de nombreux auteurs. C’est un personnage aussi éclectique que Saint-Georges pouvait l’être mais dans des domaines différents, l’escrime étant toutefois l’un de leurs centres d’intérêt communs. Opposer deux escrimeurs talentueux, un « Américain des îles », au Chevalier d’Eon, devenu « Chevalière », apparaît comme un spectacle tout à fait original. Eon a cinquante-neuf ans lors de cette rencontre le 9 avril 1787. Saint-Georges, quant à lui, n’a que quarante-deux ans.
« Le prince aimait alors à l‘opposer aux plus vaillants hommes d’armes. À sa prière, la chevalière d’Éon consentit à soutenir, sous ses habits de femme, contre le fameux Saint-Georges, un assaut dont les gravures anglaises ont conservé le souvenir […].
À la fin du combat, quand la face du chevalier d’Éon, enflammée par l’ardeur de la lutte, s’illumina des éclairs du triomphe, aux applaudissements du prince royal penché sur sa tribune, il y eut un moment où l’assemblée entière fut frappée d’une sorte de ressemblance spontanée qui s’était produite aux yeux et comme révélée entre le jeune homme et la vieille guerrière ! »Frédéric Gaillardet, Charles d’Eon de Beaumont
C’est un exploit sportif entre deux escrimeurs habitués à tirer ensemble dans la même salle. Malgré la gêne de ses vêtements de femme, d’Éon atteint sept fois Saint-George et sa victoire consacre sa réputation d’escrimeur. Le tableau d’Alexandre-Auguste Robineau The fencing-match between the Chevalier de Saint-George and the Chevalier d’Éon est réalisé à la demande du prince de Galles pour immortaliser l’événement. cependant, le score de l’assaut d’armes qu’ils disputent est source de controverses. Gabriel Banat écrit effectivement que «sept fois Saint-George fut atteint par sa rivale, malgré la gêne que devait causer à celle-ci ses vêtements de femme» mais conclut que c’est Saint-George qui remporte l’assaut. On peut toutefois penser que cet assaut ne fut qu’une démonstration courtoise d’escrime en présence du prince du Galles et que Saint-George fut complaisant en s’opposant à un partenaire en robe. On peut rappeler aussi que Saint-George n’est déjà plus en possession de ses moyens physiques. Antoine La Boëssière nous apprend qu’à l’âge de quarante ans, il a edu le malheur de se rompre le tendon d’Achille du pied gauche. Malgré tout, il a toujours une bonne main pour parer et riposter. En dépit de son âge, Eon, escrimeur tout aussi exceptionnel que Saint-George, n’a jamais arrêté de s’entraîner. C’est toujours un escrimeur efficace si l’assaut ne se prolonge pas au-delà de quelques touches.
Voir cet article :
En 1787
La nouvelle libertine du marquis de Sade (1740-1816), Augustine de Villeblanche ou le Stratagème de l’Amour, semble s’inspirer du chevalier d’Eon… C’est’une sorte de conte philosophique sur l’amour et la séduction, mettant en scène la mondanité et le motif de l’inversion.
Comment un beau jeune homme riche et amoureux s’y prendra-t-til pour séduire la jeune, riche et belle Augustine de Villeblanche qui, par esprit de liberté, aime les femmes et déteste les hommes ? Vous le saurez en assistant au grand bal masqué au cours duquel se rencontreront nos deux héros : elle déguisée… en homme, lui… en femme ! … Et le jeune homme laisse tomber le godemiché qu’il aurait dû porter en ceinture pour se livrer à la copulation avec sa propre nature…
L’on compare cette nouvelle à une anecdote frivole qu’aurait pu conter Tilly ou le baron de Besenval.
« De tous les écarts de la nature, celui qui a fait le plus raisonner, qui a paru le plus étrange à ces demi-philosophes qui veulent tout analyser sans jamais rien comprendre, disait un jour à une de ses meilleures amies mademoiselle de Villeblanche dont nous allons avoir occasion de nous entretenir tout à l’heure, c’est ce goût bizarre que des femmes d’une certaine construction, ou d’un certain tempérament, ont conçu pour des personnes de leur sexe. Quoique bien avant l’immortelle Sapho et depuis elle, il n’y ait pas eu une seule contrée de l’univers, pas une seule ville qui ne nous ait offert des femmes de ce caprice et que, d’après des preuves de cette force, il semblerait plus raisonnable d’accuser la nature de bizarrerie, que ces femmes-là de crime contre la nature, on n’a pourtant jamais cessé de les blâmer, et sans l’ascendant impérieux qu’eut toujours notre sexe, qui sait si quelque Cujas, quelque Bariole, quelque Louis IX n’eussent pas imaginé de faire contre ces sensibles et malheureuses créatures des lois de fagots, comme ils s’avisèrent d’en promulguer contre les hommes qui, construits dans le même genre de singularité, et par d’aussi bonnes raisons sans doute, ont cru pouvoir se suffire entre eux, et se sont imaginé que le mélange des sexes, très utile à la propagation, pouvait très bien ne pas être de cette même importance pour les plaisirs. À Dieu ne plaise que nous ne prenions aucun parti là-dedans… n’est-ce pas, ma chère ? continuait la belle Augustine de Villeblanche en lançant à cette amie des baisers qui paraissaient pourtant un tant soit peu suspects, mais au lieu de fagots, au lieu de mépris, au lieu de sarcasmes, toutes armes parfaitement émoussées de nos jours, ne serait-il pas infiniment plus simple, dans une action, si totalement indifférente à la société, si égale à Dieu, et peut-être plus utile qu’on ne croit à la nature, que l’on laissât chacun agir à sa guise… Que peut-on craindre de cette dépravation ?… Aux yeux de tout être vraiment sage, il paraîtra qu’elle peut en prévenir de plus grandes, mais on ne me prouvera jamais qu’elle en puisse entraîner de dangereuses… Eh, juste ciel, a-t-on peur que les caprices de ces individus de l’un ou l’autre sexe ne fassent finir le monde, qu’ils ne mettent l’enchère à la précieuse espèce humaine, et que leur prétendu crime ne l’anéantisse, faute de procéder à sa multiplication ? Qu’on y réfléchisse bien et l’on verra que toutes ces pertes chimériques sont entièrement indifférentes à la nature, que non seulement elle ne les condamne point, mais qu’elle nous prouve par mille exemples qu’elle les veut et qu’elle les désire; eh, si ces pertes l’irritaient, les tolérerait-elle dans mille cas, permettrait-elle, si la progéniture lui était si essentielle, qu’une femme ne pût y servir qu’un tiers de sa vie et qu’au sortir de ses mains la moitié des êtres qu’elle produit eussent le goût contraire à cette progéniture néanmoins exigée par elle ? Disons mieux, elle permet que les espèces se multiplient, mais elle ne l’exige point, et bien certaine qu’il y aura toujours plus d’individus qu’il ne lui en faut, elle est loin de contrarier les penchants de ceux qui n’ont pas la propagation en usage et qui répugnent à s’y conformer. Ah ! laissons agir cette bonne mère, convainquons-nous bien que ses ressources sont immenses, que rien de ce que nous faisons ne l’outrage et que le crime qui attenterait à ses lois ne sera jamais dans nos mains… »
Donatien de Sade
Sade est interdit de publication lorsque Jean-Jacques Pauvert entreprend en 1947 une édition de ses Œuvres complètes. Il reçoit la visite d’inspecteurs de la « brigade mondaine » et se trouve accusé d’outrage aux bonnes mœurs. Il est condamné en janvier 1957 à une lourde amende et les ouvrages doivent être détruits. Le jugement en appel du 12 mars 1958 allège l’amende et les juges rappellent que « les idées les plus fausses doivent pouvoir se produire notamment lorsqu’elles restent dans le domaine de la discussion », ce qui équivaut à libérer enfin les textes de Sade de toute censure. Les 120 Journées de Sodome (1785) paraissent en poche en 1975, et quinze ans plus tard dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».
Le 14 juillet 1790
A son instigation, un grand nombre de Français établis à Londres se réunissent à Turnham Green, pour célébrer publiquement l’anniversaire de la glorieuse Révolution et prêter le serment civique. D’Éon y lit un discours écrit dans le style déclamatoire et sentimental de l’époque et sa harangue est si goûtée que toutes les gazettes anglaises la reproduisent aussitôt :
« Frères, amis, compagnons, compatriotes, Français libres, tous membres d’une même famille, soldats, citoyens voués à la défense de la Patrie régénérée, nous devons comme Français dans une terre étrangère être jaloux de donner à notre chère patrie de nouvelles preuves d’un zèle qui ne s’éteindra qu’avec nos jours. Nous jurons avec allégresse, sur l’honneur et sur l’autel de la Patrie, en présence du Dieu des armées, de rester fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi des Français ; de maintenir de tout notre pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par Sa Majesté. Périsse l’infracteur perfide de ce pacte sacré, prospère à jamais son religieux observateur ! Oui, mes braves compatriotes, nous devons au péril de notre vie maintenir les décrets émanés de la sagesse du tribunal auguste de l’Assemblée nationale, qui vient d’élever sur des hases inébranlables l’édifice de notre félicité. Nous devons renouveler l’hommage respectueux de notre amour au père tendre, au monarque citoyen qui met toute sa gloire et son bonheur dans celui de ses peuples. Pour mettre le dernier sceau à nos engagements sacrés, appelons sur nous la protection toute-puissante du Dieu de paix, que des cœurs purs invoquent avec confiance pour le soutien d’une si sainte et si juste cause. Et puisque l’Éternel l’a naturellement gravé dans le cœur de tous les hommes, puissent les Français ne jamais perdre de vue la sublimité de leur constitution, la considérer comme un dogme national, et y demeurer toujours fidèles ! Ce sont les vœux ardents de mon cœur au nom de la liberté, pour laquelle il serait beau de mourir et sans laquelle il serait affreux de vivre.»
Dès le lendemain, il reçoit les remerciements émus de lord Stanhope :
« Mansfield Street, 15 juillet 1790.
Madame,
J’ai bien des grâces à vous rendre pour votre présent précieux et pour la lettre obligeante que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Nous nous sommes assemblés hier au nombre de six cent cinquante-deux amis des droits imprescriptibles des hommes pour célébrer la victoire éclatante que la Liberté vient de remporter en France sur le Despotisme et la Tyrannie. Nous avons exprimé par une résolution unanime le désir qui nous anime, depuis votre glorieuse Révolution, de nous lier avec la France. Rien ne nous manquait hier qu’une pierre de la Bastille ; nous avons senti ce qui nous manquait lorsque nous eûmes le plaisir de la recevoir de votre part et notre satisfaction a été sensiblement augmentée de l’avoir reçue d’une personne si renommée dans l’histoire.
J’ai l’honneur d’être, etc.»Lord Stanhope à la chevalière d’Éon
Par toutes ces preuves de civisme, le chevalier d’Éon pense bien attirer vers lui l’attention des patriotes français. Il a du reste envoyé son neveu offrir ses services à l’Assemblée législative et l’a chargé de présenter une pétition. La citoyenne d’Éon y expose que, bien qu’elle porte des habits de femme depuis quinze ans, elle n’a pas cependant oublié qu’elle est autrefois un soldat ; que depuis la Révolution elle sent revivre son ardeur militaire et que, prête à abandonner son bonnet et ses jupes, elle réclame son casque, son sabre, son cheval et son rang dans l’armée :
« Dans mon excessive impatience, écrivait-elle, j’ai perdu tout, sauf mon uniforme et l’épée que je portais dans ma première guerre. De ma bibliothèque il ne me reste qu’un manuscrit de Vauban que j’ai conservé comme une offrande à l’Assemblée nationale pour la gloire de mon pays et l’instruction des braves généraux employés à la défendre. »
Cette lecture est interrompue à diverses reprises par des applaudissements répétés et, mention en ayant été faite au procès-verbal, la pétition de la citoyenne d’Éon est renvoyée au comité de la guerre, où elle doit rester d’ailleurs à tout jamais enterrée. Mais si d’Éon sollicite vainement la République d’accepter ses services, il est par contre vivement pressé lui-même de se rallier au parti du Roi et de rejoindre à l’armée de Coblentz ces émigrés parmi lesquels la Convention ingrate l’a inscrit. Il reçoit d’un des royalistes fidèles qui ont suivi les princes au delà des la curieuse lettre suivante :
« A Tournay, le 23 novembre 1791.
Serait-il possible, ma très chère héroïne, que vous tardiez plus longtemps à vous réunir à toute la noblesse française qui se rassemble depuis Coblentz jusqu’à Houdenarde : au moment où je vous écris il ne reste plus en France que les vieux nobles infirmes et les enfants ; que diront tous les autres s’ils ne nous voient pas arriver soit à Tournay, où je suis, ou bien à Mons, Ath, Bruxelles et Coblentz ? Oui, ma chère héroïne, si vous tardez beaucoup, vous n’arriverez donc qu’après le temps où vous pouvez acquérir beaucoup de gloire, et alors tous les braves chevaliers français vous diraient comme Henri Quatre à Crillon : Pends-toi, brave Crillon ! Beaucoup sont surpris de ne pas vous voir où le vrai honneur conduit, et dans le nombre de ceux qui ne vous connaissent pas il en est qui disent que vous êtes démagogue : sur ce mauvais propos j’ai mis la main sur l’épée que vous m’avez fait faire et leur ai dit que je leur répondais sur ladite arme que je tenais de vous qu’avant peu ils vous verraient, et que si cela n’était pas, ladite épée vous serait envoyée avec une quenouille. Je ne vous dis pas cela, ma chère héroïne, pour vous exciter, parce que je vous crois trop bien pensante pour avoir besoin de l’être, ruais bien pour vous assurer que je suis et veux être votre chevalier envers et contre tous. En arrivant à Coblentz, où je vais, adressez-vous à M. de Preaurot, mon ami, auquel les princes ont donné leur confiance pour recevoir tous ceux qui arrivent. Oui, ma chère héroïne, avant peu tout ce qui est de gens honnêtes ne resteront en France que parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, à cause de leurs infirmités et de leur mauvaise fortune ; il en est beaucoup au secours desquels viennent ceux qui le peuvent. Oui, je pense que nous voilà au moment que vous pourrez effacer la pucelle d’Orléans : quelle gloire pour notre bonne ville de Tonnerre, où l’on m’a marqué que l’on s’attendait des bons principes qui sont en vous que vous n’abandonneriez pas la cause de l’honneur. »
Et plus bas, d’une autre écriture :
« La baronne de l’autre monde ne peut rien ajouter au style du brave chevalier qui écrit cette lettre que le désir qu’elle a de voir arriver son héroïne ; elle la prie d’adresser sa réponse à M. Mazorel, poste restante à Tournay, où elle sera bien reçue. »
D’Éon a écrit en marge de cette lettre qu’il n’y fait aucune réponse. Mais en vain évite-t-il de se compromettre avec les royalistes et les aristocrates, le loyalisme de ses sentiments républicains ne lui vaut pas le rétablissement par la Convention de la pension que lui faisait la royauté et dont les quartiers ne lui sont plus payés depuis 1790. Il doit, se faire une sorte de gagne-pain de l’épée qu’il ne lui est plus permis de mettre au service de son pays et se voit réduit à prendre part à des assauts publics. A défaut de la gloire du champ de bataille, il y gagne du moins une véritable renommée. Il n’a fait que développer cette science des armes au cours de sa vie aventureuse et durant sa carrière à l’armée ; aussi son âge déjà avancé ne l’empêche-t-il pas de faire honneur à une réputation que son nouveau sexe rend tout à fait piquante et extraordinaire. Bien qu’il reprenne d’ordinaire pour tirer en public son ancien uniforme des dragons, le chevalier d’Éon fait plusieurs fois assaut sous un costume mi-féminin et mi-masculin.
En mai 1791
Charles-Geneviève doit se résoudre à se défaire de sa bibliothèque.
Le chevalier d’Éon accueille favorablement la Révolution française et adresse même le 10 mai 1792 à l’Assemblée nationale législative une pétition dans laquelle, s’appuyant sur un décret de la Constituante, il demande à être réintégré dans son grade et à prendre du service :
« A présent, que je vois la nation, la loi et le roi en grands dangers, je sens mon amour pour la patrie se réveiller et mon humeur guerrière se révolter contre ma cornette et mes jupes : mon cœur redemande à grands cris mon casque, mon sabre, mon cheval et surtout mon rang dans l’armée pour aller combattre les ennemis de la France. Pour me mettre dans le cas de faire de la bonne besogne à l’armée, qu’on m’accorde la permission de lever une légion appelée la légion des volontaires de d’Éon-Tonnerre. Je tâcherais de la composer au moins de moitié de soldats vétérans, et l’autre moitié d’une jeunesse robuste et de bonne volonté qui sera bientôt aguerrie dans une guerre active.»
Le 11 juin 1792
La pétition, présentée par Lazare Carnot à l’Assemblée est renvoyée au comité militaire qui n’y donne aucune suite. Charles-Geneviève d’Éon reste donc à Londres, où sa situation devient de plus en plus précaire.
Le 21 janvier 1793
Louis XVI est guillotiné sur la place de la Révolution.
Le 1er février 1793
La déclaration de guerre par la Convention à la Grande-Bretagne et aux Provinces-Unies et de lourdes dettes (en France également) le contraignent à demeurer sur le sol britannique où il vit pauvrement. Les biens qu’il a en France lui sont confisqués, les meubles de sa maison de Tonnerre sont vendus, les papiers qu’il y a déposés, dans une armoire de fer cachée, sont saisis. Il n’a plus pour vivre qu’une pension de 200 livres sterling que lui a octroyée Georges III.
Pour subvenir à ses besoins, il est contraint de participer à des combats d’escrime publics. Malgré ses soixante ans passés et ses habits féminins, ses talents d’escrimeur lui permettent de remporter la plupart des combats. Il continue, malgré son embonpoint, à se battre en duel jusqu’à l’âge de soixante-huit ans.
Au mois de septembre 1793
Charles-Geneviève prend part dans ce bizarre accoutrement mi-féminin et mi-masculin à un tournoi que le prince de Galles préside lui-même ; il y remporte sur un officier anglais un brillant succès, et des estampes, qui sont aujourd’hui fort recherchées, fixent le souvenir de cette curieuse solennité. Le profit que lui procure ce précieux talent le détermine même à entreprendre hors de Londres de véritables tournées. Les gazettes anglaises relatent les succès qu’il obtient à Douvres, à Canterbury, à Oxford.
Le 16 octobre 1793
Marie-Antoinette est exécutée sur la place de la Révolution.
Le 26 août 1796
A Southampton, lors d’un grand assaut en public, le chevalier d’Eon est grièvement blessé, le bouton du fleuret s’étant cassé sans qu’on s’en aperçoive à un pouce de l’extrémité ; la blessure dans le creux du bras droit s’étend sur près de dix centimètres. Ce malencontreux accident met fin aux succès d’escrimeur que la chevalière d’Éon remportait encore à l’âge de soixante-neuf ans. D’Éon fait publier dans les journaux le certificat des médecins qui l’ont soigné et une adresse où, remerciant le public des marques d’intérêt qui lui ont été données, il déclare avec amertume qu’il sera réduit désormais à couper son pain avec son épée. Sa blessure le cloue au lit pendant quatre mois ; dès qu’il est transportable, on le ramène à Londres, où il a encore à subir une longue convalescence.
Le 31 décembre 1796
Il est finalement recueilli par Mary Cole, une Française de son âge, veuve de William Cole (1736-1803), ingénieur de la marine royale anglaise. Mary Cole l’entoure et le soigne jusqu’à la fin de sa vie avec un touchant dévouement. La carrière aventureuse du chevalier d’Éon est bien finie désormais et son existence devait se terminer le plus platement du monde. Lui-même le constate avec mélancolie : ma vie se passe à manger, boire, dormir ; à prier, à écrire et à travailler avec mistress Cole à raccommoder le linge, les robes et les bonnets.
« Je me rappelle ici des détails que je tiens de ma mère, et qui concernent le chevalier d’Éon. Je n’ai vu nulle part que l’on ait fait connaître les motifs pour lesquels le Roi avait exigé de lui qu’il ne revînt en France qu’habillé en femme. M. d’Éon ayant parlé, écrit et agi de toutes les façons contre M. de Guerchy, ambassadeur à Londres, dont il avait été secrétaire, M. de Guerchy le fils, son père étant mort, voulait se battre contre le chevalier, à moins que ce ne fût une femme, comme on en avait répandu le bruit. Alors, pour empêcher le duel, le Roi obligea M. d’Éon à porter des vêtements de femme. J’ai aussi entendu dire à ma mère que la France l’avait envoyé en Russie, lorsqu’il était encore très jeune, et cela comme espion, pour être femme de chambre de l’impératrice Élisabeth. Il avait occupé cette place pendant trois ans ; et, plusieurs années après, la Russie ayant eu des soupçons sur cette aventure, la France se trouvait bien aise de soutenir que c’était une femme. Je me souviens de l’avoir vu dans mon enfance, à Versailles, chez ma grand’mère. Il était alors l’objet de la curiosité générale, et passait en effet pour une dame. Il me semble encore voir cette étrange figure. Il portait une robe noire avec un grand bonnet qu’on appelait une baigneuse ; il était affreux sous cette couture. Des sourcils noirs et épais ombrageaient ses yeux ardents ; un teint animé, rouge-noir, accompagnait ce hideux visage ; son air hardi et le mouvement de ses bras et de ses jambes, qu’il soulevait en gesticulant, c’était incroyable à voir ! Il portait une énorme croix de Saint-Louis, Je me rappelle que, devant moi, un autre chevalier de Saint-Louis, maréchal de camp, qui n’avait jamais eu l’occasion de faire la guerre, ayant voulu plaisanter sur cette décoration mise sur une robe de femme, il répondit avec colère : « Monsieur, je l’ai gagnée sur le champ de bataille, et non comme bien des gens, au feu de la cheminée. »
On me força d’embrasser cette singulière demoiselle, qui me faisait très grande peur. Ma grand’mère avait un maître d’hôtel qui l’avait vue en homme ; il ne pouvait en croire ses yeux, et entr’ouvrait à chaque instant la porte du salon où se trouvait le chevalier, afin de le considérer plus attentivement On se divertissait de sa curiosité, et surtout mademoiselle d’Éon, qui l’avait embrassé en le reconnaissant.»Mémoires de la marquise de La Rochejaquelin
Toutefois, en dépit de l’âge et de la maladie, d’Éon ne se résigne jamais entièrement à sa triste condition et, demeurant jusqu’à la fin aussi indomptable dans son énergie que tenace dans son espoir d’une meilleure fortune, se reprend à préparer et à solliciter son retour en France. Il sait intéresser à sa cause le citoyen Otto, commissaire de la République à Londres, et par son entremise envoie, le 18 juin 1800, Talleyrand, ministre des relations extérieures, une longue requête, où il raconte ses services et expose ses infortunes :
« J’ai combattu le bon combat ; j’ai 73 ans, un coup de sabre sur la tête, une jambe cassée et deux coups de baïonnette. En 1756 j’ai le plus contribué à la réunion de la France avecla Russie. En 1762 et 1763 j’ai travaillé avec succès, jour et nuit, au grand ouvrage de la paix de la France avec l’Angleterre. Depuis 1756 j’ai été en correspondance directe et secrète avec Louis XV jusqu’à sa mort. Je ne compte pour rien tout ce que j’ai fait pour ma patrie. Ma tête appartient au département de la Guerre, mon cœur à la France et ma reconnaissance au citoyen Charles Max Talleyrand, digne ministre des relations étrangères, qui me rendra justice. Il ne me laissera pas périr de faim et de désespoir… »
Sa misère cependant est telle qu’il en est réduit à engager chez un joaillier de Londres sa croix de Saint-Louis et ses bijoux ; mais en même temps il se fait délivrer par le citoyen Otto un passeport pour Paris et Tonnerre. Les amis qu’il avait en France ne manquent point de l’encourager d’ailleurs dans ses projets de retour et lui promettent leur appui. Barthélemy, l’ancien chargé d’affaires à Londres pendant la Révolution, devenu sénateur et bien vu par Bonaparte, s’offre à présenter au tout puissant Premier Consul la chevalière, jadis illustre, qui plus d’une fois a fait avec lui les honneurs de l’ambassade de France. C’est ce que lui écrit son ami Falconnet, le 13 septembre 1802 :
« Mais vous, mon illustre amie, qu’allez-vous faire néanmoins ? Je vous conseille toujours de partir. Plus vous attendrez et moins vous en aurez la facilité. Souvenez-vous de l’homme d’Horace : Rusticus expectat dura defluat amnis ; at ille Labitur, et labetur in omne volubilis ævum (Le paysan attend que la rivière coule durement ; mais il glisse, et glisse dans tous les âges roulants). Faites un paquet des choses précieuses, emportez-le. Disposez des autres pour qu’elles vous suivent au fur et mesure. Madame Cole se chargera de les faire partir et tout cela vous arrivera. Le sénateur Barthélemy ne demandera pas mieux que de vous présenter au Premier Consul, et je ne doute point que vous n’obteniez sinon toute, au moins partie de votre pension. Quand vous serez en présence, tout s’arrangera. De loin, rien n’ira comme il faut. Venez pour le premier moment loger en hôtel garni ; cette circonstance même peut n’être pas indifférente à vos succès. On s’apitoiera plus aisément sur le sort d’une héroïne à laquelleaucun parti n’a de reproche à faire, quand on la verra à son âge privée de toute ressource. »
Le 2 juin 1804
La chevalière d’Éon et Mary Cole sont emprisonnés pour dettes.
Libéré au bout de cinq mois, il signe un contrat pour publier son autobiographie mais il est frappé de paralysie, à la suite d’une chute due à une attaque vasculaire. Il vivra encore quatre ans dans la misère, les deux dernières années comme grabataire.
Le 21 mai 1810
Le chevalier d’Eon s’éteint à Londres, à l’âge avancé de quatre-vingt-un ans. Oubliée de tous, Charles-Geneviève était morte dans la misère. Lors de la toilette funéraire, les médecins, et dix-sept témoins s’aperçoivent que la vieille dame était en fait…un homme ! Retournement incroyable de situation ! En 1774, le chevalier d’Eon avait pourtant affirmé être une femme et plusieurs médecins avaient confirmé ses dires. Pourquoi donc Charles-Geneviève a-t-il accepté d’être une femme durant quarante années ? Louis XV et Louis XVI étaient-ils au courant que « Mlle d’Eon » était en fait de sexe masculin ? Dans ce cas, pourquoi ont-ils refusé qu’elle redevienne un homme ? Après la mort de Louis XVI, pourquoi donc le chevalier d’Eon n’a-t-il pas reprit sa véritable identité ?
Le 23 mai 1810
Un des membres de la faculté d’Angleterre déclare :
« Par la présente, je certifie que j’ai examiné et disséqué le corps du chevalier d’Éon en présence de M. Adair, de M. Wilson, du père Élysée et que j’ai trouvé sur ce corps les organes mâles de la génération parfaitement formés sous tous les rapports »
Voici ce que dit du chevalier madame de Créquy dans ses Souvenirs :
« Vous trouverez partout ailleurs qu’ici le reste de l’histoire du Chevalier d’Eon, dont je n’ai voulu vous crayonner qu’une ou deux parties le plus secrètes et les mieux dissimulées à la curiosité publique.* En arrivant à Paris on ne lui rendit que la moitié de sa pension de deux mille écus ; on le contraignit à s’habiller en femme, afin de ménager la réputation de bravoure et la dignité de notre Ambassadeur à Londres. Il allait horriblement affublé d’une robe de femme, une méchante robe noire, avec la croix de Saint-Louis sur le cœur ; avec ses cheveux gris dérisoirement prostitués sous une cornette sale ; il allait faire assaut d’armes, en public, hélas ! et de pair à confrère avec un prévôt de salle appelé Saint-Georges !…
C’était grand deuil et grand’pitié, mon Enfant, de voir un gentilhomme français, un chevalier de l’ordre de Saint-Louis, un vieillard employé pour la couronne et connu de l’étranger, qui spadassinait comme sur un théâtre et contre un mulâtre, avec un histrion d’escrime, un gagiste de manége, un protégé de Mme de Montesson ! Quel oubli de la dignité nobiliaire et quel mépris de l’honneur militaire et national ! Quelle inconcevable distraction de l’autorité royale !… O malheureux temps, funestes jours où l’on a vu la pourpre de France et les fleurs-de-lis contaminées par la prostitution scandaleuse ! Ah ! Duc d’Aiguillon, mon pauvre cousin, que votre ministère a fait du mal et préparé de maux à notre pays ! Combien vos calculs de connivence ou de complaisance ont été coupables ! combien fertiles en scandales, en calamités, en désastres sanglans et sacriléges ! »
*. Charles-Germain-Louis-Auguste-André-Timothée d’Eon de Beaumont, Chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, et de l’ordre militaire et hospitalier de Notre-Dame de Mont-Carmel, ancien ministre résident auprès du Roi d’Angleterre, ancien ministre plénipotentiaire à Pétersbourg, etc., né à Tonnerre en 1728, mort à Londres le 21 mai 1810. (Voyez l’ouvrage intitulé Vie politique et militaire de mademoiselle d’Eon, Lieutenant-Colonel, Docteur en droit, Censeur royal, etc. ; Paris, 1779. Voyez, relativement au sexe de M. d’Eon, le procès-verbal rédigé à Londres après sa mort, et publié à Paris la même année, avec gravure, par les soins de M. le pasteur Marron, ministre protestant et président du consistoire de Paris, 1810. (Note de l’Éditeur)
Le chirurgien Copeland apporte même le lendemain cette précision :
« En conséquence de la note des personnes nommées ci-dessus, j’ai examiné le corps, qui était du sexe masculin. Le dessin original68 a été fait par M. C. Turner, en ma présence».
Charles Turner grave simultanément une estampe du masque mortuaire :
Drawn from the Body of the Chevalier D’Eon, May 24. 1810.
I hereby certify that I have inspected & dissected the Body of the Chevalier D’Eon, in the presence of Mr. Adair, Mr. Wilson, & Le Pere Elizee, & have found the Male Organs in every respect, perfectly formed.’ May 23rd. 1810. Golden Square.
In consequence of a note from the above Gentleman, I examined the Body, which was a Male; – the original Drawing was made by Mr. C. Turner, in my presence.
Dean Street, Soho. May 24th. 1810. London Published June 14th 1810 by C Turner
Traduction :
Tiré du Corps du Chevalier D’Eon, 24 mai 1810.
Je certifie par la présente que j’ai inspecté et disséqué le corps du chevalier d’Eon, en présence de M. Adair, M. Wilson et du Père Elizée, et que j’ai trouvé les organes masculins à tous égards, parfaitement formés. 23 mai. 1810. Carré d’Or.
A la suite d’une note du monsieur ci-dessus, j’ai examiné le corps, qui était un mâle ; – le dessin original a été réalisé par M. C. Turner, en ma présence.
Dean Street, Soho. 24 mai. 1810. Londres publié le 14 juin 1810 par C Turner
La chevalière d’Éon est donc un homme parfaitement constitué ; un moulage est même pratiqué sur son cadavre, qui fixe définitivement le public sur le sexe du sieur d’Éon, longtemps après considéré comme le personnage le plus étrange de son temps…
Le 28 mai 1810
Le chevalier d’Éon est inhumé au cimetière de St Pancras Old Church, église paroissiale de l’Église d’Angleterre qui fait partie à l’époque du comté du «Middlesex». Il laisse un testament olographe dans lequel il institue comme exécuteur testamentaire Sir Sydney Smith (1764-1840). Ce testament est précédé d’un préambule portant en tête «Soli Deo Gloria et honor». Il débute ainsi : «Mors mihi lucrumNote» et se termine par ce quatrain lapidaire où, philosophiquement, et non sans quelque ironie, le chevalier dresse le bilan de ce qu’a été sa vie :
« Nu du ciel je suis descendu,
Et nu je suis sous cette pierre :
Donc pour avoir vécu sur cette terre,
Je n’ai ni gagné, ni perdu. »
Fermé aux sépultures en 1850, le cimetière de St Pancras Old Church, où de nombreux catholiques et émigrés français ont été enterrés, est désaffecté en 1865 en raison des travaux de la gare de Saint-Pancras, terminus des Midland Railway, puis rouvert comme parc public en juin 1877. La baronne Angela Burdett-Coutts (1814-1906) fait alors construire un mémorial, inauguré en 1879, qui porte depuis son nom. L’obélisque est érigé à la mémoire des personnes qui étaient enterrées près de l’église St Pancras Old Church et les noms de plus de soixante-dix d’entre elles y sont gravés, dont celui du chevalier d’Éon, sur la face sud.
En 1978
Lady Oscar est un film franco-japonais réalisé en 1978 par Jacques Demy, et sorti en salles en 1979. La bande-son est de Michel Legrand, qui collabore régulièrement avec Demy.
C’est l’adaptation au cinéma du manga à succès La Rose de Versailles publié à partir de 1972.
L’histoire d’Oscar de Jarjayes se passe à la fin du XVIIIe siècle en France. Oscar est une jeune femme élevée en garçon par un père excédé de n’avoir que des filles. L’éducation militaire d’Oscar lui permet de devenir le capitaine de la garde royale, chargée de la protection de la jeune dauphine Marie-Antoinette. Aux côtés d’Oscar, il y a André, son ami d’enfance, secrètement amoureux d’elle. Ensemble, ils devront affronter les premiers troubles annonçant la Révolution française.
On devine que ce personnage fictif a beaucoup été inspiré du chevalier d’Éon…
En 1980
Lady Oscar, un dessin animé japonais en quarante épisodes de 23 minutes, créé d’après le manga La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda et diffusé du 10 octobre 1979 au 3 septembre 1980 sur NTV.
A partir du 8 septembre 1986
En France, la série est diffusée sur Antenne 2 dans l’émission Récré A2,
L’éonisme désigne l’inversion esthético-sexuelle correspondant au besoin qu’éprouvent certains hommes d’adopter des comportements vestimentaires ou sociaux socialement considérés comme féminins. Deux approches de l’éonisme prévalent : le psychologue Havelock Ellis considère que l’éonisme serait la première étape de l’inversion sexuelle, celle-ci s’exprimant symboliquement sur un plan vestimentaire. Le psychiatre Angelo Hesnard pense que l’éonisme est un moyen d’appropriation de l’image de la femme par le travestisme et peut conduire à une forme de perversion sexuelle. Dans certaines pratiques sexuelles, notamment le fétichisme, l’éonisme est un stimulant puissant. À ce titre, le chevalier d’Éon est considéré par la communauté LGBT comme le «saint patron des travestis»
On le retrouve dans la chanson :
«Un mouchoir au creu du pantalon, je suis chevalier d’Éon».
Mylène Farmer, Sans Contrefaçon (1787)
En 2011
Dans la chanson Mon Chevalier d’Éon, la chanteuse du groupe Perox raconte son histoire d’amour avec un certain chevalier d’Éon :
Depuis 2015
Racheté en 2014 par Philippe Luyt, l’hôtel particulier construit à Tonnerre par son père au début du XVIIIe siècle, où Charles-Geneviève d’Éon passe son enfance et plus tard, entre 1779 et 1786, reçoit, avec sa cave réputée, ses hôtes illustres. Il abrite le musée du chevalier d’Éon. La collection de plus de deux cents pièces va des épées du chevalier à ses jupons.
Sources :
–Le Chevalier d’Éon, Un aventurier au XVIIIe siècle (1728-1810), d’après des documents inédits, d’Octave Homberg et Fernand Jousselin (1904) ; Paris , PLON
–Le Chevalier d’Éon, «Une vie sans queue ni tête», par Evelyne et Maurice Lever (2009) ; Fayard