Les héritages de la Cour de France
Depuis la plus haute Antiquité et partout dans le monde _qu’on pense aux cours des pharaons, des grands moghols, des empereurs de Chine, des empereurs aztèques, des rois incas…._, les repas publics à grand spectacle de souverains ont toujours existé. Ces repas d’apparat sont l’occasion de marquer la puissance du souverain, qui se veut toujours inégalée.
En Europe, le Moyen-Âge apprécie les grands festins mais ceux du Roi de France ne diffèrent pas réellement d’autres puissants seigneurs.
La cour des ducs de Bourgogne (1363-1477)
Les anciens ducs de Bourgogne du XVème siècle, fastueux, ont laissé un souvenir impérissable dans l’Histoire avec des banquets « propagandes » encore célèbres de nos jours.
Les « Grands Ducs d’Occident » avec leurs repas publics ont marqué durablement les esprits de ce que doivent être des fastes de cour. La sophistication de leur table, tant au niveau culinaire que le service, contribue à la construction d’une étiquette de cour essentielle dans l’évolution des mœurs. Les ducs de Bourgogne, particulièrement les deux derniers, au fait de leur puissance, Philippe le Bon, puis son fils Charles le Téméraire, ont l’ambition d’ajouter une dimension politique à leurs banquets, comme mise en scène du pouvoir ducal. Plus que les mets eux-mêmes, c’est l’opulent décor et la hiérarchie sociale au sommet de laquelle se trouve le duc, visible d’un seul coup d’œil, qui retiennent l’attention des chroniqueurs, bref ce qui constitue la puissance du prince.
Ces banquets doivent rappeler les fastes de Charlemagne et des Carolingiens dont les ducs de Bourgogne s’autoproclament les héritiers légitimes. Cette référence est plus un mythe qu’une réalité mais pour les aristocrates du Moyen-Âge, elle est essentielle à leur vision du pouvoir monarchique.
La cour du Roi d’Espagne au XVIème et XVIIème siècles
Les repas publics de leurs descendants les Rois d’Espagne avec une étiquette des plus rigoureuses ont aussi contribué à l’image du Siècle d’or à un moment où l’Espagne détient la primauté sur le reste de l’Europe. Tout le cérémonial espagnol doit marquer la gravité, source de grandeur alliant tradition bourguignonne et tradition castillane.
La première règle est de séparer le corps du Roi d’avec ses sujets, afin de montrer qu’il ne partage pas leur nature commune.
Le Roi d’Espagne est à la fois caché la plupart du temps mais aussi visible. Visible car il est sous un dais et même souvent derrière une courtine, donc on sait où se trouve le Roi. Mais on ne le voit pas. Son attitude distante doit aussi contribuer à sa séparation avec le tout-venant. Le Roi d’Espagne est aussi caché par le nombre considérable de ses serviteurs organisés en plusieurs maisons : celle de Castille (environ trois cent membres), d’Aragon, de Portugal pour certaines périodes mais la plus importante est celle de Bourgogne qui compte pas moins de six-cent soixante-cinq personnes du temps de Charles Quint !
Un si grand nombre de serviteurs, des plus titrés pour la plupart, inclut une ritualisation permanente du moindre geste de la personne royale, induisant une mise en scène spectaculaire devant impressionner les Espagnols mais aussi les cours étrangères. A tel point que le Roi Philippe III meurt étouffé par la chaleur de sa chambre, le préposé à la cheminée royale étant absent .
Le Roi d’Espagne n’en reste pas moins homme et doit se sustenter comme tout un chacun. Sauf dans le cas de cérémonies publiques, le Roi et son épouse mangent dans la chambre de celle-ci ou la sienne s’il est veuf ou selon des contraintes politiques obligeant à isoler la Reine. Enfermer les femmes relève de la tradition castillane, souvenir de la mainmise musulmane sur la péninsule ibérique.
Les deux souverains sont écartés de tout serviteur qui n’appartient pas directement aux services de Bouche. Le tout dans un silence monacal. Personne ne doit toucher aux ustensiles et aux mets hormis ceux les confectionnant ou les servant. Personne ne doit parler aux personnes royales qui ne se parlent pas non plus.
Relevant de la tradition bourguignonne, le massier (le porteur de masse) accompagne le maître de salle jusqu’aux cuisines afin de précéder les mets jusqu’au buffet, ainsi que la coupe royale, la masse portée sur les épaules.
Le rôle majeur du massier dans les repas publics du Roi d’Espagne ne s’arrête pas au début du repas. Ainsi, par exemple, pour ceux donnés pour le mariage d’une dame, deux massiers accompagnent le gentilhomme qui doit servir le vin. Ils se tiennent auprès de lui lorsque le Roi boit, faisant la révérence et le salut habituel, « écartant les autres officiers et gentilshommes qui cacheraient la lumière des fenêtres et toutes les autres personnes pour laisser place au service royal» (manuscrit de la bibliothèque nationale espagnole).
Lors des repas publics de l’Épiphanie et de Pâques, les massiers descendent avec le grand chambellan, portant leurs insignes, en compagnie des rois d’armes, avec leurs cottes, « pour signifier le pouvoir royal et la grandeur de l’office de grand chambellan », avant tous les gentilshommes de Bouche. Ils se tiennent près du majordome, devant les rois d’armes, ce qui témoigne de leur place et de leur importance.
Une fois les mets dressés sur la table royale, ils se rendent avec leurs insignes dans la chambre royale pour accompagner le souverain jusqu’à ce qu’il s’assoie ; ils occupent alors les coins de la table royale, empêchant d’autres personnes de passer devant eux, tandis que leurs compagnons, d’autres massiers, sans insignes, débarrassent la table et empêchent les gentilshommes et les officiers de Bouche de gêner, veillant à ce que les gentilshommes restent découverts tant que le Roi est dans la chambre, afin que tout se fasse en accord avec la décence et le cérémonial dû à sa personne royale.
Le massier a donc le rôle majeur de séparer le Roi d’Espagne du reste du commun. Commun qui doit sans cesse avoir conscience de son infériorité face à son souverain.
À ce propos, Barthélémy Joly, dans le récit de son voyage en Espagne, raconte comment Philippe III et la reine Marguerite d’Autriche prennent souvent leur déjeuner en privé alors que les officiers de bouche les servent à genoux. Le voyageur français insiste sur la sacralité conférée par le protocole à ces repas.,
Les cours italiennes durant la Renaissance
D’autres états donnent un éclat particulier à leur vie de cour, notamment lors des repas de leurs souverains, les états italiens. Ces cours, ou plutôt micro-cours car micro-états, sont pourtant bien plus réduites que la cour espagnole.
Malgré les invasions, malgré leur taille médiocre face à l’empire Habsbourg ou le royaume de France, tous les souverains d’Europe tiennent à les imiter. On admire ce luxe inédit, ces nouveautés culinaires et dans l’art de la table que de grandes toiles peintes par les plus grands artistes du temps immortalisent à tout jamais.
Venise, ses doges et ses familles du Livre d’Or, Florence et les Médicis, Milan et les Sforza, Ferrare et les Este, Rome et ses papes, Naples et sa famille d’Anjou puis d’Aragon suscitent l’admiration et surtout l’envie des Rois de France.
Marie-Antoinette est héritière des cours bourguignonne et espagnole et pour une moindre mesure de cours italiennes également, son père héritant du grand-duché de Toscane et nombre de ses frères et sœurs éduqués dans l’objectif d’en faire des souverains italiens.
L’étiquette des Habsbourgs se perpétue à Vienne jusqu’à la chute de l’empire austro-hongrois en 1918. Une grande différence néanmoins s’impose entre ce qu’a été l’étiquette espagnole et l’autrichienne : son caractère familiale chez cette dernière qui prime sur la vie publique.
La Cour des Valois
Le strict cérémonial espagnol choque profondément la jeune Elisabeth de Valois, fille aînée de Henri II, qui épouse à treize ans le triste Philippe II, de dix-neuf son aîné. La Cour de France des Valois est alors beaucoup plus familière et facile d’accès à tous, à tel point qu’Henri II se plaint qu’elle soit « encombrée et bruyante« . Ce qui ne l’empêche pas d’être bien plus brillante et fastueuse que celle de Madrid.
Avant les Valois, les Capétiens ne s’entouraient que de leurs familiers et serviteurs. On ne peut même pas parler d’embryon de cour, semblable à ce qui se passait déjà alors en Italie, souvenir des fastes de l’empire romain. Il y avait bien évidemment des festins grandioses lors de grandes cérémonies, notamment au Palais de l’Île de la Cité, mais tout ceci était très ponctuel. Les Capétiens avaient peu de poids pour marquer leur supériorité sur leurs grands vassaux. Quant aux premiers Valois, s’ils leur arrivent de rêver aux fastes de leurs adversaires de Bourgogne ou aux cours italiennes, la Guerre de Cent ans les en empêchent. Il faut attendre la fin du XVème siècle pour que la Cour de France devienne un lieu de prestige, où il faut voir le Roi et sa famille et en être vu. Notamment lors des repas.
L’exemple des diverses cours italiennes démontre qu’imposer aux dames et gentilshommes des moments réguliers de vraie vie de cour opulente, est le meilleur moyen de les domestiquer. Voir le Roi et sa famille manger, comme un spectacle, ne peut que les empêcher de comploter contre lui. Programme qui ne peut que plaire à Louis XI, mais trop radin pour l’appliquer. Il faut attendre Anne de Bretagne qui avec le soutien de ses maris Charles VIII et Louis XII avides de gloire, met en place les débuts d’une cour brillante avec des souverains de plus en plus en représentation et donc avec des repas de plus en plus cérémonieux.
François Ier et Henri II développent cet aspect à un niveau inégalé jusqu’à Louis XIV.
Outre la préciosité du décor, de la vaisselle, de la haute logistique des cuisines et du service, la table du Roi doit montrer sa richesse par la quantité de plats présents. Se constitue alors ce qui deviendra plus tard le service « à la française » avec une succession de services : entrée de table, potages, rost, second rost, tiers service, quart service, cinquième service, sixième service, issue de table.
Catherine de Médicis perpétue, malgré la grave crise politico-religieuse de la seconde moitié du XVIème siècle, la vie de cour fastueuse instituée par ses beau-père et époux, préceptes que ses enfants respectent eux aussi à leur tour.
Lors des fêtes de Bayonne de 1565 où les cours de France et d’Espagne se rencontrent, les Espagnols « qui sont fort dédaigneux de toutes (autres) choses, fors des leurs, jurèrent n’avoir rien vu de plus beau, et que le roi (Philippe II) n’y saurait pas approcher. » (Brantôme)
Tous » furent moult émerveillés«
(ibid).
Les Espagnols effarés découvrent ainsi l’origine de ce curieux besoin de plaisirs et de liberté qui caractérise leur jeune Reine. Contrairement au Roi d’Espagne, l’autorité du Roi de France repose sur la confiance et l’amour entre celui-ci et ses sujets. L’accès aisé au Roi et aux membres de sa famille est un gage de « bon gouvernement ». Une différence majeure entre les deux cours explique ces conceptions divergentes de la majesté : le Roi de France est sacré et soigne les écrouelles par don de Dieu. Le Roi d’Espagne n’a rien de tout cela. il n’y a que par sa gravité, sa distance qu’il peut marquer sa grandeur.
Henri III va troubler cette tradition familière française. A son retour de Pologne et de son tour d’Italie en 1574 où il a longuement étudié les cours locales, il met en place un premier système aulique structuré et très strict. Propagateur de l’Etiquette de la Cour de France, établissant des longues listes de prescriptions, le dernier Valois use de ce moyen pour affirmer sa sacralité, se coupant du public, afin de se protéger des dangers de la foule dans sa vie quotidienne.
Concernant ses repas, ce Roi installe notamment une balustrade entre sa table et les courtisans, encore visible au château de Blois. Malheureusement pour lui, il ne fera qu’accroître son impopularité et les mesures de sécurité restant relativement légères, Henri III se fera assassiner de sa chaise percée par un moine amené près du monarque qui aimait s’entretenir en toute simplicité avec les membres du clergé
Chacune de ces diverses périodes exige pour les repas cérémonieux une très puissante administration financière et économique, un nombre important d’officiers, des plus hauts au plus humble marmiton, des trésors d’ingénierie en cuisine, à l’origine de nombreuses innovations techniques et gastronomiques, et surtout, afin de relever le cadre unique de ces repas des plus grands de ce monde, un décor et des accessoires d’une préciosité inégalée.
Henri IV et Louis XIII, par goûts personnels, par manque de moyens financiers aussi, vivant en campagnes militaires quasi en permanence reviennent à des mœurs plus simples, renouant à plus de familiarités entre eux et leurs courtisans. Ces rois préfèrent prendre leurs repas en privé, accompagnés de quelques privilégiés, en toute intimité. Il faut dire aussi qu’ils craignent _ à juste titre_ leurs courtisans, en perpétuelle lutte ouverte ou sourde contre leur pouvoir.
La Cour n’est plus que l’ombre d’elle-même malgré quelques trop rares fêtes et cérémonies fastueuses indispensables au prestige de la Couronne
Du temps de Louis XIV : de 1664 à 1682
Louis XIV, successeur des Bourguignons, des Espagnols, des Valois, sans oublier son sang Médicis, après Henri IV et Louis XIII aux moeurs bien plus simples, se souvient de tous ces héritages quand il établit définitivement la cérémonie du Grand Couvert.
Dès le début de son règne personnel, attesté avec certitude en 1664, Louis XIV prend l’habitude de manger quotidiennement en public, le plus souvent avec la Reine et son frère, Monsieur, au Louvre, à Saint-Germain-en-Laye, à Versailles du temps des escapades festives, à Fontainebleau ou encore Chambord. Ces Couverts (ni Grands, ni Petits) ont encore un aspect bon-enfant qui disparaîtra avec les années.
Années 1670
Durant cette décennie, il ne fait presque plus de doutes pour personne que Louis XIV souhaite s’installer définitivement en son château de Versailles qui a de moins en moins l’aspect d’un « château de cartes » ou même d’une brillante résidence de campagne. La Reine Marie-Thérèse a droit à un appartement strictement parallèle et identique à celui du Roi.
A l’origine, au début des années 1670, comme celui du Roi au nord, l’appartement de la Reine au sud doit comporter sept pièces, toutes dédiées aux planètes et aux dieux : Diane pour la Lune, Mars, Mercure, Apollon pour le Soleil, Jupiter, Saturne et Vénus.
Grand appartement du Roi : 1. Salon de Vénus II (vestibule) ; 2. Salon de Diane (vestibule) ; 3. Salon de Mars (salle des gardes) ; 4. Salon de Mercure (antichambre) ; 5. Salon d’Apollon (chambre d’apparat) ; 6. Salon de Jupiter (Grand Cabinet) ; 7. Salon de Saturne (petite chambre) ; 8. Salon de Vénus I (cabinet particulier).
Grand appartement de la Reine : 9. Salon de Vénus (cabinet particulier) ; 10. Salon de Saturne (petite chambre) ; 11. Salon de Jupiter (Grand Cabinet) ; 12. Salon d’Apollon (chambre d’apparat) ; 13. Salon de Mercure (antichambre) ; 14. Salon de Mars (salle des gardes) ; 15. Salon de Diane (vestibule).
En sa qualité de Reine de France, tout doit y être grandiose et magnifique, d’autant que c’est chez elle que le Roi doit dîner et souper au quotidien. En public évidemment. En effet, par tradition la Reine ne ne se rend qu’exceptionnellement dans l’appartement de son mari et sur son invitation seulement. C’est le Roi qui lui fait l’honneur de la visiter, la nuit dans sa Chambre, la journée et le soir pour les repas dans son Antichambre. Selon l’Etiquette et fort heureusement en principe seulement, la Reine doit vivre recluse dans ses appartements avec ses dames à attendre la venue de son mari et donc à l’accueillir du mieux qu’il se doit.
Marie-Thérèse joue à la perfection sans se forcer, son éducation espagnole y contribuant fortement, ce rôle de Reine qui ne dépend que de son royal époux. Louis XIV élevé par une autre princesse espagnole ne peut qu’apprécier ce modèle. La Reine jouit donc d’un appartement d’apparat à la mesure de ce que l’Etiquette et son époux attendent d’elle.
L’Antichambre du Grand Couvert
Depuis Henri III, l’entrée d’un appartement royal se fait par la salle des gardes, qui en toute logique est dédiée au dieu Mars. Ce qu’est cette pièce à l’origine.
Les travaux sont entrepris dès 1671. Mais ils durent près de dix ans, les différentes guerres de Louis XIV ralentissant considérablement le chantier du château. Les marbres polychromes sont posés en premier. Ils ont aujourd’hui presque disparu, seulement conservés aux cimaises.
De 1671 à 1673, les sculpteurs Pierre Legros et Benoît Massou modèlent les stucs du plafond.
En 1673, la femme peintre Marguerite Boullogne livre les quatre dessus de portes qui représentent des trophées militaires.
Un décor très guilleret, parfaitement adapté à des reines ou jeunes dauphines ! Surtout dans le cadre de dîners ou soupers !
La même année les peintres Claude-François Vignon et Antoine Pallet présentent leurs esquisses des peintures prévues pour cette salle. Leur thème est choisi et élaboré par la Petite Académie présidée par Colbert.
On peut douter que Marie-Thérèse ait pu donner une quelconque opinion sur le décor de son appartement.
Le décor est évidemment dédié au dieu Mars mais aussi aux femmes fortes de l’Antiquité sur qui le dieu de la Guerre exerce son influence.
Tout un programme quand on connaît les deux premières occupantes de cette pièce !
Dans le panneau central on retrouve Mars mais la toile a aujourd’hui disparu, détruite en 1814, longtemps remplacée par un Saint Marc de Véronèse, ramené des guerres napoléoniennes puis par une copie de Le Brun, la tente de Darius.
Autour du dieu au centre, on a dans les voussures Hypsicratée suit son mari Mithridate à la guerre, Rhodogone jure de venger son mari tué par les Arméniens, Harpalyce délivre son père, Artémise combattant les Grecs à la bataille de Salamine, sans oublier les habituelles allégories, toujours avec des déesses guerrières : Bellone déesse des combats brûle le visage de Cybèle, la Fureur et la Guerre devant le temple de Janus.
On peut plaindre la pauvre Marie-Thérèse à subir un tel programme décoratif puis toutes celles qui lui succèderont dans cette pièce !
Louis XIV ne s’oublie pas et y place sa devise : Nec Pluribus Impar.
On est donc dans une salle qui fait exact pendant à celles du Grand Appartement du Roi. Grand Appartement dans lequel finalement le Roi ne logera pas, au contraire de la Reine soumise à un tel décor. Mais l’édification de la galerie des Glaces et des deux cabinets à ses extrémités, celui de la Guerre et celui de la Paix à partir de 1678 chamboule ce programme, d’autant plus avec la construction de l’Escalier des Ambassadeurs et celui de la Reine. Du coup de sept, le Roi se retrouve avec un appartement de cinq pièces et la Reine avec quatre pièces seulement.
Ainsi à l’origine salle des Gardes, elle devient antichambre et donc dédiée aux repas publics du couple royal selon les ordonnances de Henri III. Les peintres posent leurs toiles au plafond seulement en 1681 à une date où leur thème guerrier n’a plus rien à voir avec la destination de la pièce. Tant pis pour la Reine puis les autres princesses à sa suite. Louis XIV utilise aussi cette pièce pour y placer des grandes toiles des collections royales, avec un Véronèse, un Titien, un Caravage… Mais aussi Mignard, Le Brun…
Pendant ce temps Louis XIV s’aménage un appartement intérieur bien plus agréable à vivre, s’accaparant au fur et à mesure le cœur du corps central. En plus de l’Antichambre du Grand Couvert où se déroulent les repas publics du couple royal et des membres de leur famille, d’autres salles d’apparat jouent un grand rôle dans le déroulé du Grand Couvert.
1680 La salle des Gardes de la Reine
C’est ici que sont installés le buffet et la table du prêts que nous verrons plus loin.
Le présentation de ces éléments majeurs du Grand Couvert a toute vocation dans une salle des gardes car c’est ici qu’est prévenu toute tentative d’empoisonnement contre les personnes royales. Celle-ci a conservé son décor d’origine datant de 1680. Les peintures du plafond sont l’œuvre de Noël Coypel et proviennent de l’ancien Cabinet de Jupiter, devenu Salon de la Guerre en 1678. Au centre, Jupiter accompagné de la Justice, de la Piété et de génies. Deux tableaux de Noël Coypel complètent la décoration : au-dessus de la cheminée, un Sacrifice à Jupiter et en face, L’Enfance de Jupiter sur le mont Ida avec la Danse des corybantes, prêtres de Cybèle.
Les tableaux des voussures illustrent, selon Félibien, « deux des actions les plus mémorables de la Justice, et deux des actions les plus mémorables de la Piété dont l’Histoire a conservé la mémoire » :
- voussure sud (côté fenêtres) : Solon expliquant ses lois aux Athéniens.
- voussure nord : Alexandre Sévère faisant distribuer du blé au peuple de Rome dans un temps de disette.
- voussure ouest (au-dessus de la cheminée) : Ptolémée Philadelphe rend la liberté aux Juifs.
- voussure est : Trajan rendant la justice.
Les écoinçons représentent : La Justice punissante, des Esclaves libérés, le Soulagement de la famine, et La Justice récompensante. Dans les angles des écoinçons, des personnages semblent se pencher ironiquement sur le visiteur. Tout un programme rappelant les qualités royales !
1682
La première pièce de l’Appartement de la Reine et de celui privé du Roi est la Salle des gardes commune au Roi et à la Reine. Elle donne à la fois sur la Salle des Gardes de la Reine, l’Escalier de la Reine et son palier donnant sur la salle des gardes du Roi.
La Salle des Gardes commune au Roi et à la Reine
Venus des Bouches du Roi et de la Reine, leurs nombreux officiers accompagnés d’huissiers et de gardes du corps arrivent de l’Escalier des Princes et débouchent dans la grande Salle des Gardes commune au Roi et à la Reine. L’accès n’y est pas forcément aisé quand on sait le nombre d’allées et venues occasionnées par le Grand Couvert, puisque cette pièce est surnommée « le magasin ».
Elle y entrepose notamment laquais et chaises à porteurs à disposition des courtisans qui n’ont pas le droit d’aller plus loin par ce moyen de transport dans les appartements royaux. Les maîtres d’hôtel doivent alors faire usage de toute leur autorité, détenteurs provisoires au moment du Grand Couvert de celle du Roi par l’usage d’un bâton. Elle est la marque de la majesté écartant le public, lointain rappel du massier espagnol.
On imagine la cohue entre la foule de courtisans ou des simples « bayeurs », les serviteurs de la Bouche, les domestiques qui n’ont pas permission d’aller plus loin, les différents corps de gardes tentant d’y mettre un peu d’ordre… Cette salle a malheureusement depuis subi les aménagements de Louis-Philippe la transformant en 1833 en salle dédiée au sacre de Napoléon. En effet, par ses vastes volumes, elle est la seule salle du château pouvant contenir les grandes toiles de David à la gloire de Napoléon.
Le 6 mai 1682
La Cour s’installe officiellement au château de Versailles.
Le 6 août de la même année, le duc de Bourgogne naît. Louis XIV est désormais grand-père.
Le 30 juillet 1683, la Reine Marie-Thérèse meurt. Sa belle-fille la Dauphine Marie-Anne de Bavière s’installe dans l’appartement de la Reine. A son tour d’y accueillir le Roi et donc l’ensemble de la Cour. La pauvre Dauphine en est bien incapable, détestant plus que tout la vie en représentation.
De 1690 à 1715 ou le rituel du Grand Couvert
C’est la mort de la Dauphine Marie-Anne de Bavière le 20 avril 1690 qui décide Louis XIV de définitivement cesser de prendre ses repas dans l’appartement de la première dame du royaume. A partir de cette date, il mange désormais en Grand Couvert dans sa propre antichambre.
Il doit désormais assurer seul sa majesté.
La salle prévue à l’origine pour le Grand Couvert où doit se réunir la famille royale a été utilisée moins d’un an par la Reine Marie-Thérèse et sept ans pour la Dauphine. Ce sera donc Louis XIV qui recevra sa famille et le public. C’est chez lui que la cérémonie du Grand Couvert prendra toute son ampleur, mettra en valeur tous ses participants, du Roi au simple officier de Bouche.
L’Etiquette concernant le Grand Couvert existait évidemment avant 1690, mais c’est à ce moment qu’elle atteint sa perfection.
Un peu avant dix heures du soir : la préparation du couvert
Habituellement à cette heure-ci, l’ensemble des courtisans se trouve dans les Grands Appartements et la Grande Galerie où se déroulent des soirées festives, faites de musiques, jeux divers, collations… Le Roi y marque sa présence ponctuellement mais préfère travailler avec ses ministres chez madame de Maintenon. Tous s’apprêtent pour la cérémonie suivante qui ne devrait plus tarder.
Alors, selon Théodore Godefroy, dans son Cérémonial français :
« L’Antichambre où le Roi mange ordinairement à son Grand Couvert, et sans la nef sur la table, devient Sale; et les huissiers s’emparent de la porte sous les ordres du Grand‑Maître, avec des gardes commandés à cet effet. Le capitaine des Gardes du corps, en quartier, commande alors dans cette sale, et ordonne quatorze Gardes pour rester en haye, la carabine sur l’épaule, sept de chaque côté devant la Table de Sa Majesté. Un autre garde est posé en sentinelle près de la Nef. »
Puis de la Salle des Gardes de l’appartement du Roi (en 2 sur le plan) raisonne l’annonce : « Messieurs, au Couvert du Roi !« .
C’est la cohue, tout le monde veut entrer
Cette salle des gardes n’a rien de prestigieux et sert juste de passage pour l’appartement privé du Roi. Il est occupé par ses gardes du corps et gardes de la porte le soir. Elle n’a pas la même fonction d’apparat que la grande Salle des Gardes aujourd’hui Salle du Sacre ou celle de la Reine, donc pas le même riche décor.Elle se contente pour tout luxe de lisérés d’or au plafond, au décor d’attributs guerriers. Les murs aujourd’hui de lambris blancs sont à l’origine recouverts de cuir doré et garnis de râteliers d’armes.
Deux grands lustres de bronze au chiffre royal éclairent la pièce. Le jour est donné par la Cour de Marbre au nord, la Cour de la Reine au sud.
La cheminée de marbre rouge met à l’honneur les militaires qui y ont fonction avec une toile de de Joseph Parrocel, Bataille où paraissent les gardes du corps du roi, exécutée avec l’ensemble de toiles de l’antichambre suivante entre 1685 et 1688.
Cette salle leur est entièrement destinée, on y fume, on y dort. Les lits de camps y sont rangés, des paravents leur permettent un semblant d’intimité. Il ne faut pas non plus imaginer des soldats rustres sans éducation. Ils sont tous gentilshommes et Louis XIV exige d’eux des manières irréprochables. Ils sont tenus à filtrer les entrées et doivent donc connaître tout le monde. Ces gardes du corps ont un rôle non négligeable dans le déroulé du Grand Couvert.
Un huissier frappe ensuite de sa baguette la porte de la salle des gardes, invitant ainsi un garde du corps à descendre avec lui l’escalier des Princes pour avertir le Gobelet.
Le chef de la Paneterie-Bouche, responsable du couvert et ses aides en profitent pour installer les tables.
Tenant un flambeau, et écartant le public de sa baguette (rappelant au passage le rôle du massier espagnol), l’huissier parti chercher le service de la Bouche, remonte l’escalier à la tête du cortège du service de la Bouche lui-même escorté par quatre gardes du corps, carabine à l’épaule. L’enfilade des pièces est quasi parallèle à ce qui se faisait du temps de la Reine ou de la Dauphine, ce qui ne change pas grand chose au trajet des officiers de la Bouche du Roi qui officient désormais seuls.
Marchant en second, le chef du Gobelet porte la nef.
La nef est l’élément majeur du Grand Couvert. C’est elle qui distingue Grand et Petit Couverts, qui indique qui du Grand Maître ou du Grand Chambellan a le pas lors d’événements majeurs. Au quotidien, c’est la nef qui indique que le Premier Maître d’Hôtel a les honneurs à la place du Premier Gentilhomme de la Chambre. Sa forme est celle d’un navire démâté et ses dimensions sont si importantes qu’elle est placée ordinairement sur la table de prêts de la Salle des Gardes, sauf lors de cérémonies grandioses. Symbole royal par excellence, elle est alors installée sur la table du Roi.
On ignore son origine, lointaine : peut-être rappelle-t-elle ces vaisseaux qui ramenaient de l’Orient les épices rares et précieux, ou bien est-elle le souvenir d’un cadeau de la ville de Paris dont elle est l’emblème. Louis XIV la veut avec lui à chacun de ses repas en campagne militaire pour marquer sa souveraineté sur chaque ville prise. En or émaillé rehaussé de diamants, saphirs et rubis, la plus belle des quatre nefs inventoriées de Louis XIV, est encore visible au plafond du salon de l’Abondance.
Elle contient entre des coussins de senteur les serviettes humides qui permettent au souverain de se laver les mains. A son passage, les hommes se découvrent et les dames font la révérence, honneur partagé par le seul lit royal. Derrière, d’autres officiers de la Bouche portent les linges et les diverses pièces du couvert.
Les nappes et les grandes serviettes utilisées ne sont pas spécialement de grande valeur : blanches et damassées, elles sont produites à Courtrai en Flandres, dignes pour de riches particuliers mais sans plus. En outre, elles ne sont pas achetées mais louées. Un moyen comme un autre d’éviter de se plaindre des vols très courants et des détériorations obligées par leur usage quotidien.
Autre élément marquant le luxe inouï du Grand Couvert, le cadenas. Il est cependant moins imposant que la nef, en tant que véritable symbole de la royauté. De vermeil, c’est un plat légèrement surélevé et muni d’un coffret dont l’une des extrémités porte un coffret contenant le sel, le poivre et les cure-dents, le tout à l’abri du poison. Les cadenas apparaissent à toutes les tables de grands seigneurs dès Henri III. Au Grand Couvert, seul le cadenas du Roi est présent depuis le décès de son épouse.
La nef et le cadenas, éléments des plus prestigieux, ne sont pas utilisés lors du Petit Couvert, modèle réduit du Grand.
A partir de 1690, Louis XIV dîne en Petit Couvert (déjeuners pour notre époque) le plus souvent dans sa Chambre mais il est possible aussi qu’il puisse dîner dans son antichambre. Mais sans nef, ce n’est plus un Grand mais un Petit Couvert, voire un Très Petit Couvert (selon le nombre de plats et de services). Et alors c’est le personnel de la Chambre qui prend le pas sur celui de la Bouche, commandé par le Premier Gentilhomme ou plus rarement le Grand Chambellan.
Louis XIV donne ses ordres à ce sujet lors de son petit lever. Le repas est long, très cérémonieux, reprenant les processions que l’on voit au Grand Couvert. Comme pour le Lever, la foule des courtisans est très dense.
Les princes de la famille royale ne sont même pas conviés à s’asseoir.
La seule exception reste son frère qui apporte toujours au Petit Couvert sa bonne humeur égayant du coup celle du Roi et des courtisans. Mais il n’y mange pas pour autant :
« J’ai vu assez souvent Monsieur, venant de Saint-Cloud, voir le Roi ou sortant du conseil des dépêches, le seul où il entrait. Il donnait la serviette et restait debout. Un peu après, le Roi, voyant qu’il ne s’en allait pas, lui demandait s’il ne voulait pas s’asseoir : il faisait la révérence et le Roi ordonnait qu’on lui apportât un siège. On mettait un tabouret derrière lui. Quelques moments après, le Roi lui disait : « Mon frère, assoyez-vous donc. « Il faisait la révérence et s’asseyait jusqu’à la fin du dîner qu’il présentait la serviette. »
Mémoires du duc de Saint-Simon
Le Petit Couvert ou le Grand, exigent ce qui se fait de plus luxueux, notamment concernant l’orfèvrerie. Toute la vaisselle est d’or, d’argent ou de vermeil.
Nicolas Delaunay, orfèvre du Roi, de 1685 à 1715 est le fournisseur exclusif de la Couronne pour la table royale. On lui doit vers 1700 de nombreuses innovations techniques, promises à un bel avenir : la terrine, nouveau récipient conçu pour conserver la chaleur, le fruitier amené à concurrencer la corbeille des desserts, et enfin le surtout, imposante architecture, à la fois utile et décorative, permettant de contenir le sucrier, le poivrier, le huilier.
Trop imposant, ce dernier n’est pas utilisé au Grand Couvert, mais Louis XIV l’emploie pour ses autres tables moins prestigieuses, comme à Marly ou Trianon.
Les assiettes sont en or, plates ou potagères, de forme simple et parfaitement circulaires. Cet ustensile est relativement moderne sous Louis XIV. Jusqu’au Moyen-Âge on mangeait à l’aide de tranchoirs, grandes tranches de pain où étaient servies la nourriture.
Sous François Ier, les premières assiettes apparaissent, du mot « assise », c’est-à-dire bien stable du fait de sa forme plate et circulaire.
L’assiette creuse fait son entrée en France en 1653 par l’entremise du cardinal de Mazarin, d’où son nom de « mazarine ». Le Premier Ministre de la jeunesse de Louis XIV n’a eu de cesse de vouloir démontrer à la cour de France la supériorité des Italiens concernant les arts, dont l’art de vivre.
Ce qui est indéniable durant la Renaissance et l’âge baroque, mais les Français ont du mal à l’accepter même s’ils copient abondamment depuis deux siècles les Italiens.
Au final, Louis XIV retirera le meilleur des leçons de son parrain pour édifier un véritable art à la française qui s’épanouit à Versailles. Là comme pour le reste, la vaisselle italienne est intégrée et réinterprétée.
L’assiette est composée d’un élément plus ou moins creux : le centre ou bassin ou fond, techniquement appelé « ombilic ». L’ombilic est lui-même entouré d’un « talus » à profil plus ou moins galbé : la « descente » et bordé par une couronne périphérique horizontale ou oblique baptisée « aile », plus ou moins large, dont le rebord extérieur s’appelle le « marli » (du nom déformé du château où Louis XIV mène une vie moins contraignante vis-à-vis de l’Etiquette) et peut être peint, dentelé, lobé ou découpé, uni ou décoré de frises ou de motifs. Enfin, le marli peut-être décoré d’un « filet » (doré à l’or fin par exemple) sur son pourtour.
Les assiettes du Grand Couvert sont uniquement décorées d’un cordon sur la bordure et gravées des armes du Roi sur le marli.
Les collections de Tessin laisse ce témoignage :
Les plats sont en argent, soit ornés des mêmes cordons, soit « godronnés », c’est-à-dire d’ornements en relief ou en creux, en forme de gousse ou d’ove allongé, disposé verticalement ou obliquement.
Tout le service en or de Louis XIV est fondu en 1709 à cause de la guerre. Celui en argent le sera sous Louis XV et Louis XVI afin de fournir des pièces d’orfèvrerie plus modernes. Ces guerres ruineuses imposeront finalement un renouvellement total du concept de la vaisselle, encore utilisé aujourd’hui : la porcelaine
Pour le dîner, comme pour le souper, l’ensemble est apporté jusqu’à la salle des gardes et posé sur deux tables : le buffet et la table du « prêts ». Cette dernière a une fonction très particulière, outre de présenter la nef et le cadenas.
Un gentilhomme servant « de jour pour le prêts » coupe les essais de pain en forme de mouillettes et en touche chaque pièce du couvert et les serviettes contenues dans la nef. Il les donne ensuite à manger aux officiers qui ont apporté le couvert. C’est donc la fonction de goûteur qui existe depuis la plus haute antiquité qui se perpétue à travers les âges, afin de vérifier qu’il n’y a aucune trace de poisons (à une époque où l’affaire éponyme vient à peine de s’éteindre).
Les officiers chargés de transporter le couvert sont donc entièrement responsables du moindre empoisonnement tenté contre Sa Majesté et en paient directement les conséquences. Le rôle de la salle des gardes dans le déroulé du Grand Couvert est primordial à plus d’un titre. Il y a en premier des raisons pratiques d’aménagement de l’espace qui fait que la salle des gardes précède l’antichambre elle-même précédant la chambre, alors pièce principale de tout logis. Il y a évidemment aussi des raisons de sécurité. Les gardes ont la charge de la personne royale. A eux de vérifier que les officiers de Bouche aient bien procédé aux essais et d’accompagner les cortèges allant et venant de la Bouche du Roi.
Et enfin, il s’agit d’un souvenir médiéval : le Roi prend ses repas en public dans la salle la plus large de son logis, et donc celle des gardes. Une fois de plus, la modification est due à Henri III qui va préférer se retrancher dans son antichambre, limitant du coup le public. Toutes ces raisons font qu’il est légitime pour la salle des gardes de protéger, surveiller, accueillir le buffet et la table du prêts avec son cadenas et surtout sa nef, véritable symbole de la personne du Roi, surveillés tout le long du repas par deux gardes de la manche. D’autres officiers de la Bouche s’affairent au même moment dans l’Antichambre du Grand Couvert ou pour la distinguer de celle de l’Appartement de la Reine : Salle où le Roi mange.
En 3 sur le plan.
Le décor rappelle la salle des gardes précédente, mais les lambris restent blancs soulignés d’or et les tableaux au nombre de dix. Ces toiles ont également tous pour thème les campagnes militaires de Louis XIV et ont été commandées en un même ensemble à Joseph Parrocel entre 1685 et 1688, sauf pour une de Guillaume Courtois.
Trois fenêtres donnent sur la Cour de Marbre, trois autres à l’origine sur la Cour de Monseigneur puis une condamnée lors de l’aménagement de l’appartement de nuit du duc de Bourgogne (et depuis arrière-cabinet de la Reine qui donne à la fois sur l’Antichambre et sur l’actuel Cabinet Doré).
Quatre portières en brocatelle de Venise à fond aurore et fleurs vertes et blanches enfermées par des bandes de brocart décorent la pièce.
Ces deux salles n’avaient pas pour vocation à l’origine à recevoir un large public mais devaient servir uniquement de passage aux pièces privées du Roi. Ce sont les circonstances qui ont obligées Louis XIV à prendre ses repas chez lui et non plus chez son épouse puis sa bru.
Un placard aménagé dans le mur permet d’y ranger les tréteaux et la planche formant la table royale. La table en tant que telle n’apparaît pas encore à Versailles qui préfère conserver des mœurs traditionnelles. Depuis le Moyen-Âge et dans l’ensemble de la société, on place tréteaux et planches au moment de se mettre à table. D’où l’expression encore usitée de nos jours : « dresser la table« .
Celle du Grand ou du Petit Couvert est parfaitement carrée.
Une fois les tréteaux et la planche installés près de la cheminée, l’huissier et le chef de la Paneterie jettent la nappe sur la table royale placée devant la cheminée. La nappe posée, un gentilhomme servant met le couvert : à la place du Roi, il commence par étaler une serviette dont la moitié déborde du côté du Roi, il y pose l’assiette, le cadenas sur lequel il place la cuillère, la fourchette et le couteau. Par-dessus, il pose la serviette repliée à godrons et petits carreaux. Il replie ensuite la serviette de dessous sur le tout.
Sur ce plan est visible l’assiette du Roi, avec le cadenas à sa droite et à sa gauche, des petits plats particuliers pour son régime. En effet, depuis 1685, Louis XIV connaît de sérieux troubles bucco-dentaires, il n’a presque plus de dents de devant et tout liquide bu passe directement à son nez, sans oublier sa fistule anale l’année suivante. Voir manger le Roi est un grand privilège mais ce n’est certainement pas un spectacle très ragoûtant…
Le Roi dispose d’un fauteuil de velours cramoisi.
Les deux croix au centre sont des girandoles : le Roi doit voir le public et en être vu. Les petits carrés à leurs côtés sont les salières.
Trois assiettes sont disposées sur les deux côté : ce sont les places des convives du Roi, sur des pliants rouges. En règle générale, deux sont en face du Roi et deux sur le côté.
Ceux en face sont cependant installés de manière à ne pas cacher le Roi ni à gêner le service qui se fait par devant. Seule la Reine peut être au même niveau que le Roi et elle aussi a droit au fauteuil et à son cadenas, comme avoir sa nef sur la table du prêts. Tous les autres cercles représentent les entrées et potagers du premier service.
Disposition du premier service : les potages et les entrées
L’huissier frappe à nouveau la porte de la Salle des Gardes et annonce : « Messieurs, à la viande du Roi !«
La baguette de l’huissier est bien visible, ressemblant nettement au massier espagnol. Cependant ce dessin montre un huissier durant un sacre royal, ce n’est donc pas sa tenue habituelle qui est normalement de drap bleu à deux larges galons rouges et blancs encadrant un agrément. Les huissiers de l’Antichambre filtrent les entrées.
Le tout-venant peut assister au repas du Roi, à la seule condition d’être correctement vêtu et surtout recommandé par un membre de la Cour qui présente son protégé à un huissier. On dit alors venir en « bayeur ». Un simple Cent-Suisse suffit comme recommandation.
Les gens de livrée ou militaires en uniforme ne sont pas admis, ni les moines, en souvenir de Jacques Clément.
Les gens de la Cour s’installent ensuite en demi-cercle dans l’espoir d’être remarqués par Sa Majesté.
Toutes les dames sont tenues à se présenter en grand habit à traîne, les plus titrées d’entre elles, princesses du sang, duchesses, pouvant s’asseoir sur un pliant devant la table du Roi.
Un nouveau cortège arrive, plus important que le précédent, avec une vingtaine de personnes. A leur tête se trouve le maître d’hôtel.
Ils sont douze et servent par quartier. Le premier maître d’hôtel officie rarement au quotidien mais est requis pour les grandes occasions.
Le Grand Maître quant à lui, véritable chef de tout le département Bouche de la Maison du Roi, toujours un Condé depuis l’arrivée sur le trône des Bourbons, ne sert la table du Roi qu’au jour du sacre ou à d’autres très rares exceptions qui sont toujours source de querelles de préséance avec le Premier Maître d’Hôtel.
Le maître d’hôtel porte le long bâton fleudelysé, marque de sa fonction, c’est-à-dire la direction du service. C’est aussi un rappel du massier espagnol.
Il est accompagné de cinq gentilshommes servant, serviettes à l’épaule.
Le chef de l’Echansonnerie-Bouche, responsable de la boisson est là aussi, avec ses aides. Il y a encore le contrôleur ordinaire, responsable de la nourriture.
Ils servent tous par quartier, c’est-à-dire pour trois mois. Ils ne sont pas réellement des professionnels de bouche, mais détenteurs de charges honorifiques.
Les invités à la table du Roi
Contrairement au Petit Couvert, le Grand est un véritable repas de famille.
La règle veut que seuls les membres les plus proches de la famille royale soient conviés à la table du Roi :
« Les princesses du sang ne doivent pas manger au Grand Couvert. Après le souper, elles n’entrent pas avec le Roi dans son cabinet. Cet honneur est réservé aux Fils, Filles, Petits-Fils et Petites-Filles de France. Elles ne sont invitées qu’à l’occasion de cérémonies particulières, festins de noces de la famille royale ou autre événement exceptionnel. »
Mémoires du duc de Saint-Simon
Les princesse du sang sont donc assises sur les ployants installés en arc-de-cercle près de la table royale. Cependant selon les circonstances, et avant tout son bon vouloir, Louis XIV élargit sa famille à tous les princes du sang et même à ses enfants légitimés. Il peut aussi convier des personnes qu’il a en particulière estime, jusqu’à madame Colbert, à la naissance roturière criante. Néanmoins ce sera toujours des dames : en effet l’étiquette interdit formellement à une princesse de la maison royale de se mettre à table avec un homme qui ne serait pas de la famille.
Les princes peuvent eux s’asseoir auprès de dames de toute naissance.
Il faut donc jongler pour les chroniqueurs de Cour entre ceux qui de droit accèdent à la table royale et ceux qui y sont invités par faveur. De quoi parfois faire étrangler le duc de Saint-Simon ou même la princesse Palatine. La Reine étant morte, le convive avec qui Louis XIV partage l’essentiel de son temps est Monsieur, frère du Roi, Philippe duc d’Orléans (1640-1701). S’il est seul avec le Roi, il mange à sa droite, mais à sa gauche quand est présent le Dauphin.
Vient ensuite Louis de France, dit Monseigneur, fils unique du Roi et Grand Dauphin (1661-1711), le plus important des convives en sa qualité d’héritier du trône et par conséquent à la droite du Roi.
La Dauphine Marie-Anne de Bavière mourant en 1690, les présences féminines au Grand Couvert se font rares.
On peut tout de même y voir occasionnellement Madame, duchesse d’Orléans, épouse de Monsieur, Elisabeth-Charlotte de Bavière (1652-1722) qui en l’absence de Dauphine a droit d’être à la droite du Roi, après le Dauphin, son mari en face.
Mais sa présence est plutôt rare, détestant plus que tout ces rituels de cour quotidien. Elle ne s’y prête seulement qu’aux grandes occasions.
Louis XIV peut aussi inviter ses cousines, filles de Gaston d’Orléans, donc des Petites-Filles de France :
Saint-Simon rapporte qu’à l’occasion Louis XIV lui rappelle régulièrement au Grand Couvert son épisode de la porte Saint-Antoine quand elle donna ordre aux soldats de la Bastille de tirer sur les troupes du Roi.
D’après le mémorialiste, malgré ces piques royales qui embarrasseraient n’importe qui, la princesse garde parfaitement sa dignité au souper du Roi.
Pour cette dernière, obligée de résider au couvent suite à sa séparation avec son époux, Louis XIV ne la reçoit à la Cour que lors de moments exceptionnels.
Cette dernière est fort discrète et fort pieuse et du coup très appréciée du Roi malgré ses rares visites.
Il faut attendre quelques années avant que la génération des petits-fils de Louis XIV, puissent à leur tour s’installer à la table royale.
Héritier en second, il se place à gauche du Roi, décalant au passage son grand-oncle Monsieur.
De son accession officielle au trône d’Espagne le 16 novembre 1700 jusqu’à son départ pour son royaume le 4 décembre suivant, Louis XIV traite son second petit-fils comme son égal. Il a donc droit pendant quelques jours à un fauteuil de velours cramoisi, à sa droite.
Leurs mariages respectifs permettra de retrouver de nouveau des princesses à cette table. Néanmoins, mariée à onze ans, la jeune duchesse de Bourgogne ne peut assurée le Grand Couvert dans ses appartements dès son arrivée en France. Il est probable qu’une fois en âge, Louis XIV lui délègue cette part de sa vie publique. Cependant les sources de l’époque montrent surtout l’Antichambre de l’appartement de la Reine utilisée pour les bals et fêtes de la jeune princesse. De toute façon, en 1712, Louis XIV sera obligé de reprendre ses soupers dans son antichambre, plus seul que jamais.
Le duc et la duchesse de Chartres se placent vis-à-vis du Roi, donc de dos par rapport à l’assistance. Ces deux derniers sont les parents de la duchesse de Berry.
C’est un peu par faveur exceptionnelle que Louis XIV accepte ses neveux et nièces à sa table. Avant tout par affection pour son frère mais aussi parce que la duchesse de Chartres est sa propre fille. Les princes et princesses du sang n’y ont par contre pas leur place assurée au quotidien. On les voit surtout pour les mariages dans la famille royale ou autre événement exceptionnel.
Les Condé détiennent aussi la charge de Grand Maître, ce qui leur donne le droit de commander le service. C’est le cas pour les sacres, mais rarement autrement. Les princesses de Condé, duchesses de Bourbon et d’Enghien peuvent aussi être à la table royale mais se retrouvent le plus souvent sur les ployants. Tout dépend du caractère exceptionnel ou non. Et surtout de la volonté du Roi.
La même chose se rapporte pour les Conti.
Enfin les princes légitimés, au grand scandale de nombreux courtisans, sont également parfois présents à table, même au temps où les filles du Roi ne sont pas encore mariées aux princes du sang. Dans ce lot de légitimés, on y retrouve jusqu’aux descendants d’Henri IV, les Vendôme ou les Verneuil. Louis XIV a le sens de la famille ! Il est cependant très rare que toute la famille royale soit présente en même temps, sauf pour les événements importants comme des mariages dans la famille royale ou des fêtes religieuses.
Or même à ces occasions, Louis XIV peut restreindre le nombre de convives : ainsi pour le mariage du duc et de la duchesse de Bourgogne, les Condé, les Conti et évidemment les légitimés n’ont pas eu accès à la table royale du souper en Grand Couvert tout en étant à la table du festin pour le dîner. Tout est degré subtil et seul Louis XIV a le dernier mot quant à savoir qui aura droit ou non de s’asseoir à sa table. Cela forcément interpelle les courtisans qui ne savent jamais d’avance qui y trouver. Mais une règle essentielle est à respecter : ni la Reine, ni une Fille de France (de naissance ou par mariage) ne peut manger avec un prince hors de la famille royale, c’est-à-dire le Roi et un Fils de France. Une Reine, une Dauphine ne peut s’assoir avec un duc de Chartres ou un Condé. Encore moins un courtisan.
Louis XIV peut également inviter d’autres têtes couronnées à sa table comme ce sera régulièrement le cas avec le Roi et la Reine d’Angleterre détrônés en 1688. Le souverain français les loge au château de Saint-Germain-en-Laye et ils sont très souvent conviés à la table royale, notamment lors des grands moments comme des mariages. Jacques II et son épouse ont droit chacun à leur cadenas et au fauteuil, rappelant à tous leur statut royal. Leurs enfants, le futur prétendant au trône d’Angleterre Jacques François Stuart reconnu comme roi par Louis XIV à la mort de son père en 1701 et Louise Marie Thérèse Stuart, princesse royale sont également reçus à la table royale.
Le début du repas
Un quart d’heure plus tard, apparaît le Roi arrivé par le vestibule de l’escalier de la Reine qui donne sur l’appartement de madame de Maintenon.
Les gardes, dans la salle suivante, annonce son arrivée par le cliquetis de leurs armes. Lors des jours de fêtes, l’entrée de Sa Majesté peut être annoncée au son des trompettes :
Michel-Richard Delalande, Symphonies pour les Soupers du roi, prélude avec trompettes, rondeau Les instruments à vent sont du domaine des musiciens de l’Ecurie du Roi et sont requis lors des grands moments d’apparat. Nous sommes donc plus dans l’exception que le quotidien. De plus cette entrée du Roi au son des trompettes ne date que de 1703, composée par Michel Richard Delalande (1657-1726).
Le Roi traverse la salle des gardes, pénètre dans l’antichambre et salue l’assistance. Ses dons naturels de représentation et de danseur doivent donner un éclat tout particulier à ses arrivées publiques, surtout au son de la musique. Il confie son chapeau à un officier porte-manteau, puis s’assoit. Sa famille l’attend debout à la table royale et s’assoit après le Roi.
Les plus hautes charges de la Cour s’installent près de la table royale. Le Premier Gentilhomme de la Chambre se tient derrière le fauteuil du Roi, à droite et le Capitaine des Gardes à gauche. D’autres charges se répartissent sur leurs côtés : le Premier Maître d’Hôtel, le Premier Médecin, le Premier Chirurgien, le Premier Aumônier …
Un aumônier de quartier prononce le bénédicité, puis le chef de la Paneterie entre deux assiettes d’or présente une des serviettes mouillées contenues dans la nef afin que le Roi puisse se laver les mains. La charge de Grand Panetier est détenue par la famille Cossé-Brissac de François Ier jusqu’à la Révolution. Eux aussi n’officient qu’aux très grandes occasions, déléguant leur charge aux premier panetier.
Ces armes montrent une fois de plus l’importance de la nef royale dont le Grand Panetier a la charge.
Présenter la serviette au Roi est un grand honneur, réservé au plus haut prince de l’assistance. C’est donc le Dauphin s’il est là, ou Monsieur en second. Les gentilshommes servant découvrent alors les plats. Les convives se servent eux-mêmes. La serviette est particulièrement utile car on mange alors essentiellement avec ses doigts, que ce soit dans le peuple ou chez le Roi.
Dans les années 1680, le duc de Montausier, gouverneur du Dauphin, institue des couverts pour servir par mesure d’hygiène. Nous pouvons difficilement concevoir aujourd’hui mettre tous nos doigts dans les plats et piocher ainsi notre nourriture… Surtout à la table du Grand Roi ! On voit donc des grandes cuillères, des couteaux et aussi des fourchettes. Mais uniquement à usage collectif pour cette dernière.
Objet très ancien d’origine byzantine importée par Venise, la fourchette individuelle est interdite à la table de Louis XIV, ce qui ravit sa belle-sœur « car de tout temps, je me suis servie, pour manger, que de mon couteau et de mes doigts. » (Princesse Palatine, lettre du 29 janvier 1712). Seules les fourchettes pour servir sont acceptées, et ceci depuis très longtemps (usage depuis au moins la Reine Clémence de Hongrie selon son inventaire après décès en 1328). En effet, la fourchette passe pour un objet très maniéré, à la limite du ridicule, qu’on ne voit que chez les Précieuses et ces seigneurs considérés comme trop efféminés. Elle rappelle trop Henri III et ses mignons, qui l’a imposée en son temps car particulièrement utile lorsque sévissait la mode des fraises.
Quant à Byzance, elle n’a laissé qu’un souvenir de débauche et de luxure. Elle est donc très mal vue de l’Eglise et n’a rien à faire à une table qui se doit de montrer l’excellence du bon goût à la française.
Mais la fourchette se répand pourtant de plus en plus, surtout en Europe où les Français sont moqués pour leurs manières rustres. Elle devient indispensable à la table au début du XVIIIème siècle, à un moment où les dîners et soupers se prennent de plus en plus dans l’intimité, dans un cadre raffiné. Les petits-fils du Roi, de leur temps, l’utilisent quand ils mangent hors du Grand Couvert mais doivent plier devant le refus du monarque.
On voit ainsi combien est grand le décalage entre le vieux Roi et la société en cette aube du XVIIIème siècle.
La cuillère, grande ou petite, et le couteau ont eux toute leur place, à l’instar d’une table de paysans. Evidemment, les métaux employés sont des plus précieux chez le Roi. Dans les trois cas, leur forme évolue aussi à cette époque : longtemps le manche et la partie qui contient la nourriture n’étaient pas forcément de même matière qui peut être de divers métaux, mais aussi en bois ou en ivoire. Mais peu à peu le manche s’uniformise au reste et même s’aplatit pour une meilleure prise en main. La fourchette voit ses quatre dents définitives apparaître dans les années 1680.
Deuxième et troisième services : les rôts et les salades suivis des entremets
A la Cour comme à la Ville, les plats se succèdent. Ce mode de service est appelé à la française à partir du XVIIIème siècle et se codifie sous Louis XIV. Des quantités de plats _jusqu’à une vingtaine !_ passent sur la table puis sont remplacés par d’autres. Ce qui signifie que chaque service un nouveau cortège part de la Bouche du Roi, passe par l’escalier des Princes, arrive jusqu’à la salle des gardes du petit appartement du Roi, s’arrête à la table du prêts, où chaque plat doit subir l’essai puis est enfin mené à la table du Roi par les gentilshommes servants. En outre, pour chaque service, un type d’assiette s’impose, d’où la diversité de cet ustensile à l’époque de Louis XIV.
Lors des grands moments à la Cour de France, on peut avoir jusqu’à huit services, tradition des fastes du XVIe siècle. Mais en temps ordinaire, il n’y en a que trois sans compter le fruit, comme chez les particuliers. De plus, certains plats peuvent rester sur deux services. Ce qui fait tout de même une moyenne de vingt-huit plats présentés par repas ! Or ceci s’applique au Grand Couvert, comme au Petit (ou pourtant le Roi dîne seul) mais aussi aux repas moins cérémonieux. Tout dans le service à la française, et a fortiori chez le Roi et en particulier au Grand Couvert, doit marquer l’opulence et la richesse. Une autre particularité de ce service, c’est de découper la viande directement sur la table avant d’être servie entre convives. Rappelons-le, avec les doigts jusqu’à cette époque précise. Un autre inconvénient, et pas des moindres, est de manger froid car la plupart des plats ont été cuits une bonne demi-heure auparavant. D’où l’usage abondant des cloches, mais peu suffisantes. Ceci est une généralité chez tout particulier mais est d’autant plus criant lors du Grand Couvert.
Le service « à la française » se distingue de celui « à l’anglaise » ou « à la russe » où chaque plat est présenté par un domestique et préparé en amont. Ce dernier va finalement s’imposer chez nous au cours du XIXème siècle, comme bien plus pratique et éonomique. Mais certains regretteront longtemps la disparition de ces fastes tout particulier des tables françaises.
« A boire pour le Roi ! »
Sur un signe discret du Roi, le gentilhomme servant faisant office d’échanson énonce haut cette célèbre phrase, fait la révérence à Sa Majesté et s’avance jusqu’au buffet de la salle des gardes. L’y attend le chef de l’Echansonnerie-Bouche qui prépare une soucoupe d’or où sont posés un verre couvert et deux carafes de vin et d’eau. Cet officier avance alors jusqu’à l’Antichambre, suivi d’un aide du Gobelet et du même gentilhomme servant revenu. Celui-ci refait une révérence, verse un peu d’eau et de vin des carafes dans l’essai qui consiste en une petite tasse de vermeil et la donne au chef du Gobelet qui la boit puis fait de même de son côté dans un autre essai. Après une nouvelle révérence, il présente à Louis XIV la soucoupe, le verre et les carafes.
Le Roi se sert lui-même puis ayant bu, redonne le tout au chef de l’Echansonnerie-Bouche qui repart jusqu’au buffet.
Les verres et carafes n’apparaissent pas sur les tables selon une tradition qui restera en vigueur jusqu’au XIXème siècle quand s’imposera le service à la russe. Que ce soit chez le Roi ou chez un particulier, c’est un domestique qui apporte de quoi boire lorsqu’il est appelé. Les verres des convives du Roi ne se distinguent pas des verres courants. Seul celui du Roi possède une particularité : il possède un couvercle muni d’un anneau, s’ouvrant à la manière d’un pichet.
L’ambiance
Il est difficile de savoir si le public est tenu à un strict silence, à l’espagnole, ou si un léger brouhaha est toléré. En tout cas, on peut se douter que la table royale est l’objet de commentaires. Les grands événements marquant la vie de la famille royale, les scandales qu’on leur prête, déclenchent une observation attentive de tous ses membres. Il n’y a rien de plus passionnant pour un courtisan de scruter chez le Roi et sa famille la trahison de leurs émotions.
Ainsi peu après l’annonce du mariage entre le duc de Chartres et mademoiselle de Blois, le duc de Saint-Simon s’empresse de relater :
« La politique rendit donc cet appartement languissant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire ; il finit par le souper du Roi, duquel je ne voulus rien perdre. Le roi y parut tout comme à son ordinaire. M. de Chartres étoit auprès de Madame qui ne le regarda jamais, ni Monsieur. Elle avoit les yeux pleins de larmes qui tomboient de temps en temps, et qu’elle essuyoit de même, regardant tout le monde comme si elle eût cherché à voir quelle mine chacun faisoit. M. son fils avoit aussi les yeux bien rouges, et tous deux ne mangèrent presque rien. Je remarquai que le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui étoient devant lui, et qu’elle les refusa tous d’un air de brusquerie qui jusqu’au bout ne rebuta point l’air d’attention et de politesse du roi pour elle. Il fut encore fort remarqué qu’au sortir de table et à la fin de ce cercle debout d’un moment dans la chambre du Roi, il fit à Madame une révérence très-marquée et basse, pendant laquelle elle fit une pirouette si juste, que le Roi en se relevant ne trouva plus que son dos et [elle] avancée d’un pas vers la porte. »
On imagine ce souper des plus mémorables !
Habituellement, Louis XIV se consacre tout à son repas, avec les difficultés énoncées plus haut. Il a toujours eu grand appétit et son âge n’y change rien. Il peut à l’occasion adresser un mot ou deux à quelques personnes remarquées dans l’assistance, ce qui est considéré comme le comble de la faveur. C’est à ces occasions également qu’il donne le tabouret aux nouvelles duchesses ou autres dames qui peuvent y prétendre sans ce titre, ce qui provoque toujours un grand émoi. Les dames y paraissent aussi en grand nombre pour se faire inviter aux voyages de Marly. Si le Roi donne leur nom, les maris sont d’office invités.
Le soir, il y eut une si grande foule de dames au souper du Roi qu’on devina facilement que le voyage de Marly étoit résolu, et l’on sut qu’effectivement la marquise de Maintenon y vouloit absolument aller, et qu’elle l’avoit déclaré à Fagon.
Mémoires du marquis de Sourches, , le 24 juillet 1702
Ce qui n’est pas le cas pour les voyages à Trianon : l’épouse y est seule conviée, l’époux devant obtenir une invitation en propre.
Un jour à l’archevêque de Metz, de plus de quatre-vingt ans, Louis XIV annonce qu’il va donner le gouvernement du Dauphiné à son neveu le marquis d’Aubusson. Le vieillard, de bonheur est à deux doigts de remercier le Roi à genoux, mais son âge l’en empêche.
On le voit le Grand Couvert a son importance pour le fonctionnement de la vie de cour : les faveurs y sont éclatantes, mais les froisseries du Roi aussi. La conversation générale, si conversation publique il y a, porte le plus souvent sur la chasse ou les toilettes des dames : des sujets éloignés de la politique et des intrigues, où aucune opinion personnelle n’est de mise. Louis XIV s’adresse très peu personnellement à ses convives. Ce n’est certainement pas le lieu pour entretenir une conversation privée. Sa famille suivra Sa Majesté dans son cabinet après le Grand Couvert pour un entretien privé. Par contre il peut très bien dire quelques mots à un membre de sa famille de manière à ce que l’information donnée soit comme publiée et officielle. Ainsi s’il dit à Madame que cette année, il ne se rendra pas à Compiègne, tout le monde en conclue que le Roi partira à la place en campagne. Il y annonce aussi les victoires et les défaites. C’est là aussi que se répand la rubrique nécrologique de la Cour : tel ou telle courtisan ou dame décédée. Ce qui devient un moment particulièrement difficile en temps de guerre : chacun peut y entendre la mort de son mari, son fils, son frère… Plus heureux, on y annonce les mariages chez les grandes familles qui tous doivent recevoir l’aval du Roi. Parmi les grandes charges qui se placent derrière le fauteuil du Roi, Louis XIV discute très souvent avec Charles-Honoré d’Albert de Luynes, duc de Chevreuse (1646-1712), son conseiller privé.
En tant que Roi mais aussi en tant que patriarche, c’est à lui de donner des leçons de bonne éducation aux jeunes princes et princesses à sa table. La duchesse de Bourgogne effrontée se moque un soir d’un vieux mousquetaire apparemment peu gâté par la nature, grimaçant derrière son dos. Louis XIV la reprend haut et sèchement :
« Moi, Madame, je trouve ce gentilhomme un des plus beaux de France, car il est un des plus braves. »
Être adorée de Louis XIV n’empêche pas d’être reprise publiquement quand il le faut. Le Grand Dauphin et le duc de Berry, grands chasseurs, notamment de loups, partagent le même appétit que le monarque et ne sont pas connus pour leur répartie en public. Les princes et princesses discutent deux à deux, discrètement. Monsieur est plus disert et s’applique le mieux à mettre un peu d’ambiance.
Le lendemain du décès de celui-ci, le 9 juin 1701, tout le monde peut observer Louis XIV en pleurs tout le long de son dîner puis de son souper. Mais malgré cet énorme chagrin et tous les autres deuils qui vont ponctuer la fin de son règne, Louis XIV s’astreint à ses Grands et Petits Couverts quotidiennement.
On peut à l’occasion y rire, y vivre des aventures cocasses. Une anecdote raconte qu’après un vol des franges d’or des meubles de la Grande Galerie le 21 juin 1691, un paquet est lancé à travers le public jusqu’à la table du Roi le 26 juin, en plein Grand Couvert. Impassible Louis XIV déclare : « Je pense que ce sont mes franges » On ouvre le paquet, et effectivement les franges sont là avec un petit mot assez peu respectueux : « Tiens voilà tes franges !». La presse est telle que personne n’a vu qui a jeté le sac.
Ce qui apporte un peu d’excitation à une cérémonie très compassée, et somme toute ennuyeuse la plupart du temps.
Un autre jour, le comédien Domenico Biancolelli, célèbre en Arlequin grimace devant la table royale, mimant une grande faim tandis que Louis XIV mange un plat de perdreaux. Le Roi s’amuse et dit « qu’on lui donne le plat » et Biancolelli de répartir aussitôt : « Sire, et les perdreaux aussi ? » Tout le monde rit et voilà le comédien obtenir le plat d’or et ses perdreaux !
Louis XIV aime la musique et peut réclamer ses musiciens répartis dans les trois grands départements de sa Maison : la Chapelle, la Chambre et l’Ecurie. La Chapelle joue quotidiennement mais uniquement pour les services religieux. Ses airs sacrés ne sont jamais joués pour les soupers ou dîners mais ses musiciens et chanteurs, admirés de l’Europe entière, peuvent être réquisitionnés selon les circonstances. La Chambre comporte quarante voix qui chantent au moins tous les dimanches aux soirées d’appartement. Certains chanteurs et même chanteuses solistes peuvent aussi être appelés au Grand Couvert pour chanter des airs d’opéras, en particulier ceux de Lully que Louis XIV préfère aux créations nouvelles. Ses vingt-quatre violons composant la « grande bande » jouent lors des dîners et des moments extraordinaires. La « petite bande », d’une vingtaine de cordes à quoi il faut ajouter flûtes, hautbois et bassons de l’Ecurie sont préférés pour le quotidien et les soupers notamment. Les musiciens de l’Ecurie sont spécialisés dans les percussions et vents et réquisitionnés lors des Grands Couverts au caractère festif.
Le musicien Michel-Richard Delalande après la mort de Lully en 1687 monopolise à son tour la musique de la Cour. Il cumule presque toutes les grandes charges des trois départements musicaux. Ses Symphonies pour les Soupers du Roy recueillies en 1703 sont jouées jusqu’à la Révolution.
Mais il est concurrencé par Lully fils qui lui aussi compose un Concert de violons et de hautbois donné pour le souper du Roy le seize janvier 1707 :
Les musiciens jouent d’une tribune en face du Roi, adossée au mur mitoyen de la salle des gardes.
A l’occasion de la naissance du premier duc de Bretagne le 25 juin 1704, Delalande présente une nouvelle composition aux soupers du Roi.
Quel que soit le choix musical joué lors du repas, en Petit ou Grand Couvert, c’est toujours Louis XIV qui impose son programme.
Delalande ou les autres compositeurs se plient à ses exigences. Louis XIV a toujours montré un goût profond et une vraie connaissance de la musique. Sous son règne, la musique française devient un modèle à travers toute l’Europe.
Et le Grand Couvert participe au rayonnement de cette musique.
Le vieux Roi peut parfois s’y sentir bien seul. L’avant-veille, Louis XIV annonce la soutenance de thèse du fils de son ministre Chamillart à la Sorbonne. Il sait qu’il n’y aura presque personne ce jour-là, les courtisans estimant de leur devoir de plaire au ministre. Seuls le duc de La Rochefoucauld que les thèses n’intéressent pas, le duc de La Trémoille en tant que premier gentilhomme et le marquis d’Harcourt comme capitaine des gardes sont encore à ses côtés.
Il ne faut donc pas imaginer une foule constante mais celle-ci agrandie ou réduite en fonction des événements.
Dernier service : le fruit
Le fruit est le clou du spectacle pour sa confection et sa présentation. On ne dit pas « dessert », terme jugé trop commun employé à la Ville. Littéralement, c’est le moment où l’on dessert la table. Le fruit étant la partie la plus attendue du public, on préfère ce terme à la Cour. Les fruits crus, secs ou confits sont montés sur des plats à plusieurs étages appelés « fruitiers » ou dans des corbeilles en vermeil, garnis de tasses et jattes d’orfèvrerie ou de porcelaine. Cette dernière matière, très rare et donc particulièrement précieuse vient alors exclusivement d’Extrême-Orient.
Ces pyramides de fruits atteignent parfois des hauteurs vertigineuses. Les cuisiniers ou plutôt ici pâtissiers du Roi y démontrent leurs talents artistiques dignes du Grand Siècle.
A la fin du repas, le gentilhomme servant de la table du prêts quitte son poste afin d’apporter une dernière serviette mouillée au Roi. L’aumônier de quartier prononce les Grâces tandis que le serdeau et ses aides débarrassent la table. Le Roi se lève, quitte l’Antichambre rejoint l’antichambre de l’Oeil-de-Boeuf suivante pour aller jusqu’à sa Chambre puis son Cabinet, accompagné de sa famille à laquelle il accorde un entretien privé appelé conversation. Saint-Simon rappelle en 1710 que les princesses du sang n’y sont pas conviées. Seulement trois d’entre elles, la princesse de Conti, la duchesse de Bourbon et la duchesse d’Orléans sont ses filles. Elles y accèdent donc. On imagine les grincements de dents des autres princesses et des personnes attachées à la moindre subtilité de l’étiquette. Le repas a duré trois-quarts d’heure. Le Petit Couvert ne diffère guère dans son déroulé : les services et plats se succèdent. La grande différence est que le Roi est seul à sa table et que la nef est absente. Du coup, c’est sa Chambre qui est de service.
Le 6 janvier ou Jour des Rois
A cette occasion, le Roi invite de nombreuses dames à sa table, tandis que les membres de la famille royale, jusqu’à Mademoiselle (la fille de Monsieur, future duchesse de Lorraine et grand-mère de Marie-Antoinette) reçoivent eux aussi à leur table, toutes installées dans l’Antichambre du Grand Couvert. Une vingtaine de couverts sont préparés pour chacune d’elles, ce qui multiplie le nombre de privilégiées, sans compter les seigneurs debout entourant chaque table. Comme aujourd’hui, la tradition veut que ce soit la personne la plus jeune de la famille qui désigne les parts. Ce qui a donc été longtemps le rôle de la duchesse de Bourgogne puis de la duchesse de Berry.
Une reine est donc déclarée par table grâce à sa fève puis elle choisit un roi autour d’elle. Si un membre de la famille royal masculin, seul homme de sa table, a la fève, il doit lui aussi choisir une reine parmi les dames l’entourant. A chaque fois que l’un d’eux boit, l’assistance crie « le roi boit ! » ou « la reine boit ! » le tout accompagné de tambours, timbales et trompettes de l’Ecurie. Le coup d’oeil en est sûrement magnifique et soulage certainement du quotidien. La Cour n’entre pas dans l’antichambre afin d’éviter la confusion. Son entrée ne se fait qu’au moment du fruit.
L’évolution du Grand Couvert du temps de Louis XV (1715-1774)
En 1722
Au retour de la Cour au château de Versailles, le jeune Louis XV respecte scrupuleusement l’Etiquette imposée par son arrière-grand-père. Il a été élevé par des gens de la génération de son grand-père le Grand Dauphin. Par conséquent, toutes ces personnes ont le souvenir du feu Roi dans sa maturité. Pas du jeune Roi d’une vingtaine d’années à la cour beaucoup plus galante et libre. Louis XV, douze ans, doit vivre l’étiquette telle qu’elle a été appliquée par un Roi d’une quarantaine d’années. Le Grand Couvert reprend donc dans l’Appartement du Roi, avec tout le faste du règne précédant et toujours avec la musique de Delalande ou de Lully, père et fils. On se doute que la petite infante est bien trop jeune pour assurer chez elle le Grand Couvert. Louis XV, pas plus que Louis XIV n’emploie de fourchette lors de ses dîners et soupers publics. Ce que l’on voit dans la gravure ci-haut. Très vite l’enfant-Roi prend l’habitude de quitter Versailles pour des résidences secondaires où la vie de cour et sa pesante étiquette sont fortement réduites. Le Grand Couvert n’est donc plus quotidien. Ni même le Petit.
En 1725
L’arrivée d’une nouvelle Reine au château de Versailles rétablit enfin la tradition du Grand Couvert dans l’Antichambre de son appartement. Marie Leszczyńska qui vit un véritable conte de fées est prête à toutes les concessions et à assumer du mieux possible tous les devoirs de son nouveau statut. Elle va s’appliquer à connaître et à faire respecter au mieux l’étiquette du règne précédent. Elle comprend très rapidement que c’est par ce seul moyen qu’elle se fera respectée auprès des courtisans qui ne voient en elle qu’une petite princesse polonaise de seconde catégorie. Elle trouve concernant le Grand Couvert un décor martial et un rituel très lourd, datant de près de cinquante ans, mais empreints d’une majesté à laquelle elle n’a guère été habituée jusque-là. Elle ne touche ni au décor, ni au rituel et les conservera tout le long de son règne, se montrant encore plus respectueuse des traditions du règne précédent que son époux.
Ainsi aux parcours des différents cortèges venus de la Bouche du Roi aux Grand Commun et ceux des gardes du corps et huissiers de la porte, il faut rajouter à partir de 1725 ceux venant de la Bouche de la Reine, de ses gardes et de ses huissiers qui effectuent les mêmes trajets en parallèle.
La salle des Gardes de la Reine
Marie Leszczyńska hérite de l’appartement anciennement occupé par l’épouse de Louis XIV, la Dauphine Marie-Anne de Bavière puis par la duchesse de Bourgogne. La Salle des gardes de son appartement restera en l’état de 1680. A l’instar de ce qui se passait sous Louis XIV dans la salle des gardes de ses appartements, c’est ici que sont installés le buffet et la table du prêts avec la nef royale et les deux cadenas, celui du Roi et celui de la Reine enfin revenu depuis 1683. Ces derniers objets peuvent à l’occasion être placés directement sur la table royale selon des circonstances exceptionnelles où la pleine majesté est de mise.
Malgré ce splendide décor, la salle est réputée comme malpropre. Elle est un lieu de passage entre l’appartement du Roi et celui de la Reine, l’aile des Princes, les jardins… La bonne tenue des gardes du corps se relâche, leur surveillance et tri du public sont moins stricts.
L’Antichambre du Grand Couvert
Comme nous l’avons vu, les appartements du Roi au nord et de la Reine au sud sont prévus dans les années 1670 comme strictement symétriques, mais ce n’est plus le cas au début du XVIIIe siècle. Louis XIV en effet, s’est octroyé tout le coeur du corps central au premier étage et au-dessus, grignotant ainsi sur les espaces dévolus à l’origine à son épouse mais dont le décès précoce puis celui de la Dauphine ont eu raison. Le premier appartement du Roi n’a donc plus qu’une fonction d’apparat, devenant le Grand Appartement réservé aux festivités. Louis XV approfondira tout le long de son règne ce phénomène, tandis que la Reine se retrouve obligée à vivre publiquement dans des pièces aux dimensions grandioses et au décor fastueux des années 1670-1680. Heureusement pour elle, à son tour, elle a droit à des cabinets privés où elle peut réellement vivre et aussi manger en toute tranquillité.
Louis XV qui modifie sans cesse ses cabinets intérieurs ne touche pas au décor de l’Antichambre de la Reine pourtant peu adapté à son utilisation.
Marie Leszczyńska qui a toutes latitudes pour ses pièces privées n’y intervient pas non plus. On note néanmoins un seul réel changement, plutôt minime. Aux immenses toiles des grands maîtres italiens et français exposées sur les murs, Véronèse, Titien, Caravage, Mignard, Le Brun… le XVIIIème siècle préfère les tapisseries des Gobelins. L’habitude de se retrouver en famille pour la conversation est maintenue. Mais changement notable : Louis XV ne reçoit pas dans son Cabinet mais se fait inviter chez la comtesse de Toulouse au rez-de-chaussée du corps central, à l’emplacement de l’ancien appartement des bains puis celui de la défaveur de madame de Montespan.
Il s’y sent bien, en famille et pense enfin y trouver la vie privée qu’il recherche tant. En 16 nous pouvons remarquer l’escalier du Roi qui permet à ce dernier d’accéder de son appartement à celui des Toulouse. La Reine n’y vient pas forcément et rapidement se crée elle aussi son propre cercle d’intimes qu’elle aime retrouver après le souper.
Une tapisserie représentant le colosse de Rhodes est à son tour exposée dans l’Antichambre. On sort du thème guerrier mais on peut douter y voir le choix de Marie Leszczyńska. Ni celui de son mari d’ailleurs.
Durant la journée, les valets de pieds stationnent dans l’Antichambre et prétendent être les seuls à avoir le droit de se chauffer à la cheminée. C’est devant celle-ci qu’est placée la table et les fauteuils du Roi et de la Reine.
Une tribune de menuiserie et de soierie est adossée à la salle des gardes, une des colonne empiétant sur la première fenêtre. C’est là que se tiennent les musiciens.
Si Louis XV n’est pas mélomane, Marie Leszczyńska renoue avec la grande tradition musicale de Louis XIV. Les dîners et les soupers sont très souvent accompagnés de musique, des morceaux du règne précédent comme de nouvelles compositions. Comme auparavant, les opéras et concerts joués à la Cour sont le plus souvent les sujets de conversation du Grand Couvert.
Au début du règne, c’est la Reine qui patronne essentiellement la musique de son temps.
Louis XV aspire à une vie privée qui se traduit notamment par la réduction nette des repas pris en Petit et Grand Couverts au quotidien. Son épouse s’y astreint bien plus que le souverain, même si elle aussi dîne et soupe de plus en plus souvent avec des amis, notamment chez les Luynes dont l’épouse est sa dame d’honneur. Car la Reine doit aussi s’astreindre à souper et dîner en public sans le Roi dans son Antichambre, assurant seule la majesté royale mais bientôt soutenue puis relayée par ses enfants.
La Chambre de la Reine
Le Roi rejoint aussi très souvent la Reine pour dîner ou souper dans sa Chambre, face à un public bien plus restreint, englobant de fait la Maison de la Reine. On parle alors de Petit Couvert.
Mais si le Roi est absent, préférant ses soupers avec ses familiers et maîtresses, on peut comprendre que Marie Leszczynska puisse souhaiter aussi échapper à ces rituels et rejoindre ses amis.
1732
Aménagement d’une salle à manger d’été dans les cabinets du Roi. Fin des Grands et Petits Couverts quotidiens, du moins pour le Roi.
1735
Aménagement d’une salle à manger d’hiver. Le phénomène est irréversible.
En 1737
Le Roi est si prisonnier de sa Cour qu’un soir traversant à l’improviste son château après une escapade extérieure, il est obligé de demander à souper à madame de Tallard, Gouvernante de ses Filles, car aucun officier de Bouche ne se trouve présent. On peut être le souverain le plus puissant d’Europe, disposer de la plus grande magnificence pour ses repas et se retrouver à quémander un repas dans son propre palais.
En 1738
L’Etiquette continue à être bousculée. Revenant de la chasse, Louis XV affamé entre dans la Chambre de la Reine où celle-ci prend son Petit Couvert. Il réclame une aile de poulet. Le premier maître d’hôtel de la Reine s’empresse de préparer un couvert pour le Roi mais celui-ci préfère manger debout et repart aussi vite qu’il est apparu.
Le Grand Couvert ne se déroule pas qu’à Versailles. La Cour circule et même en campagne militaire le Roi doit se montrer dans sa pleine majesté, nef comprise. D’autres châteaux royaux, ouverts au public et à la Cour dans son ensemble car le Roi y tient Conseil imposent de fait le Grand Couvert : Fontainebleau, Compiègne et de nombreuses cérémonies publiques à Paris aux Tuileries notamment. Pour le premier de ces châteaux dirons-nous de vacances, à la saison automnale plus précisément, Louis XV demande à ses architectes, Gabriel père et fils d’entamer en cette année 1738 toute une série de travaux visant à moderniser la vieille résidence de François Ier, notamment pour les appartements privés de la famille royale, le sien en premier lieu. Louis XV y veut avant tout une salle à manger, comme à Versailles, lieu où il pourra manger avec ses amis, ses maîtresses, ou même plus rare avec sa famille, en toute intimité. Evidemment, le Grand Couvert ne peut être entièrement supprimé, même en période de vacances. La vie de cour à Fontainebleau est particulièrement intense, même si l’étiquette se relâche légèrement.
Comme à Versailles, l’appartement du Roi dispose pour son Grand Couvert d’une salle des gardes et d’une antichambre.
L’aménagement actuel de ces salles date de Louis-Philippe, ce qui laisse peu d’idées sur le décor sous Louis XV. Pour l’appartement de la Reine où doit se dérouler normalement le Grand Couvert, Louis-Philippe encore, puis Napoléon III, ne s’embarrassent même pas d’apporter à l’ancienne salle des gardes de la Reine un semblant de décor d’Ancien Régime.
L’accent par contre est mis sur l’antichambre de la Reine en aménageant cette pièce en véritable souvenir de François Ier, avec son nom d’aujourd’hui, salon de François Ier. Il est vrai que les peintures du Primatice expliquent cette appellation.
Au contraire, les résidences de campagne où Louis XV aime à se retirer comme un particulier sont faites justement pour éviter ces cérémonies publiques que le Roi préfère fuir : Trianon, Marly, déjà du temps de Louis XIV, mais aussi Choisy, La Muette, Bellevue…
En 1740
Un inventaire de cette année parle d’une tenture d’Artémisse accrochée dans l’Antichambre du Grand Couvert de Versailles, héroïne guerrière déjà présente au plafond. On reste donc dans le thème prévu à l’origine.
En 1743
Louis XV après le Grand Couvert rejoint directement mesdames de La Tournelle et de Lauraguais dans leur appartement au-dessus du sien. Il met ainsi fin à l’habituelle réunion familiale qui clôt le Grand Couvert et qui se déroulait depuis le début du règne chez la comtesse de Toulouse.
Le 5 juin 1743
Pour la première fois Madame Adélaïde porte le grand habit. C’est le jour de sa confirmation. Le soir, elle mange au Grand Couvert. Elle est rejointe par son frère le Dauphin et sa soeur, Madame (Henriette) qui y soupent depuis leur propre confirmation.
Une sous-gouvernante doit obligatoirement se tenir derrière les princesses, comme un sous-gouverneur derrière le Dauphin.
En juillet 1743
Madame de Tallard souhaite faire souper avec la Reine, Mesdames et elle-même une des sous-gouvernantes. Marie Leszczyńska refuse, rappelant que cela ne s’est jamais fait en sa présence ou celle du Roi. Elle demande à ce que la sous-gouvernante s’éloigne. Madame de Tallard insiste et la Reine lui demande de ne pas faire scandale et de s’en tenir là. Madame de Tallard cède pour le moment mais rappelle à la Reine que seul le Roi peut prendre une telle décision à qui elle fera part de sa demande.
Toujours des chamailleries d’étiquette !
Le 31 juillet 1743
Comme Louis XV qui passe la plupart de son temps hors de Versailles en compagnie des soeurs de Nesle, la plupart du temps au château de Choisy, Marie Leszczyńska quitte aussi très souvent le château de Versailles pour Trianon mais aussi en visite chez ses amis Luynes à Dampierre. La duchesse de Luynes est sa dame d’honneur.
A ces occasions, la Reine dîne et soupe avec moins de cérémonie même si la règle d’aucun homme hors de la famille royale à sa table est maintenue.
Néanmoins, elle doit aussi visiter des princesses de la famille royale. A ces occasions, tout le cérémonial du Grand Couvert est déployé.
Ce mercredi, elle se rend à Chaillot chez la duchesse d’Orléans qui loge aussi la duchesse de Modène, née Orléans et sa fille aînée qui doit rester incognito (et qui épousera le duc de Penthièvre).
La duchesse d’Orléans est toujours cette Mademoiselle de Blois rencontrée plus haut que Louis XIV son père réussit à marier à son neveu, le futur Régent.
La duchesse de Modène est sa fille, aussi mal élevée que ses soeurs, qui après un scandale avec le duc de Richelieu est mariée rapidement au duc de Modène, petit prince italien à qui on fait l’honneur d’accorder une princesse française, même défraîchie.
La Reine a douze dames avec elle et la duchesse d’Orléans huit. On ne compte pas les écuyers qui évidemment ne peuvent se mettre à table auprès de la Reine et des princesses.
« A la table de la Reine, madame la duchesse d’Orléans à sa droite, madame de Modène à sa gauche ; à la droite de madame la duchesse d’Orléans, madame de Luynes, ayant à sa droite madame la duchesse de Lorges. En tout il y avait dix-sept dames à cette table ; les six autres à deux petites tables.
Avant que la Reine se mit à table, le premier maître d’hôtel de madame la duchesse d’Orléans apporta à madame de Luynes la serviette qui devait être présentée à la Reine ; madame de Luynes la présenta à madame la duchesse d’Orléans, qui la donna à la Reine et qui ne voulait pas la rendre à madame de Luynes ; mais madame de Luynes la reprit des mains de madame la duchesse d’Orléans et la rendit au premier maître d’hôtel.
Monsieur le comte de La Marche, qui n’a pas encore neuf ans, servit la Reine un moment, ensuite le premier maître d’hôtel servit Sa Majesté ; c’est l’usage dans la maison de Fille ou Petite-Fille de France où il y a un premier maître d’hôtel qu’il ait le droit de servir préférablement à tous autres. »
(Mémoires du duc de Luynes)
Le jeune comte de La Marche est fils du prince de Conti et d’une autre fille de la duchesse d’Orléans et du Régent, décédée et donc élevé auprès de sa grand-mère.
Comme du temps de Louis XIV, c’est le plus haut prince du sang de l’assistance qui a l’honneur de servir au Grand Couvert. L’enfant se prête donc à ce qui lui revient de droit mais le maître d’hôtel de la duchesse d’Orléans reprend vite sa fonction.
On constate aussi à quel point les détails d’étiquette sont sources de chamailleries, comme cette histoire de serviette.
La Reine termine sa soirée par son habituel cavagnole et ne rentre à Versailles qu’à quatre heures du matin !
Le 4 août 1743
Madame de Tallard annonce à la Reine avant son cavagnole qu’elle a vu le Roi au sujet des sous-gouvernantes afin de déterminer si elles ont le droit ou non de se mettre à table auprès de Leurs Majestés.
Marie Leszczyńska veut clore la conversation en disant à la gouvernante qu’elle en parlera elle-même au Roi. Mais madame de Tallard persiste.
La Reine coupe court en lui rappelant qu’il ne lui convient pas de connaître les décisions du Roi par un tiers.
Le 5 août 1743
Marie Leszczyńska parle enfin à son époux de ce minime détail d’étiquette mais qui prend des proportions usantes pour la Reine. Louis XV souhaite donner sa réponse plus tard. Il a sûrement d’autres chats à fouetter !
Le 15 août 1743
Même le jour de l’Assomption, jour particulièrement important pour la monarchie française depuis le Voeu de Louis XIII, malgré la messe et les vêpres qu’il suit quand même, Louis XV s’en va souper à Choisy avec sa compagnie habituelle laissant la Reine assurer la procession et le Grand Couvert, seule avec leurs enfants.
Le 25 août 1743
Jour de la Saint Louis.
La famille royale se réunit pour le Grand Couvert : le Roi, la Reine, le Dauphin et Mesdames.
Comme il s’agit d’un jour particulièrement important pour la monarchie car fête du Roi, les vingt-quatre violons de la Chambre jouent durant tout le souper, chaque année.
Si Louis XV n’est pas mélomane, sa famille l’est très profondément.
Au dîner, ce sont les tambours des gardes françaises et suisses et au retour de la messe.
Le 8 septembre 1743
Grand Couvert
Le 9 septembre 1743
Grand Couvert
Deux Grands Couverts à la suite, avec la famille royale en son entier : un événement de plus en plus rare et donc marquant quand c’est le cas !
Le 19 septembre 1743, Fontainebleau
Le Roi à son Grand Couvert interroge monsieur d’Hérouville venu de la guerre sur les officiers qui y exercent.
Comme sous Louis XIV, le Grand Couvert est aussi le moment où les nouvelles des campagnes militaires en cours se diffusent.
Le 16 décembre 1743
A l’occasion du mariage entre le duc de Chartres et mademoiselle de Conti prévu pour le lendemain, Louis XV demande que les fastes soient un peu réduits comparés au mariage de Madame Infante sa fille aînée en 1739.
Madame de Luynes se retrouve à faire installer sept lustres dans l’Antichambre de la Reine au lieu des neufs présents pour les noces de Madame Première.
Ce n’est pas la seule contrainte. En effet, les Bouches du Roi et de la Reine se disputent. Le service de la Fruiterie (qui s’occupe de l’éclairage) du Roi estime que puisque c’est la Bouche du Roi qui offre le repas, c’est à sa Fruiterie d’éclairer l’Antichambre.
Mais les officiers de la Bouche de la Reine réfutent que ce sont ses huissiers qui gardent les portes de l’Antichambre, donc à sa Fruiterie d’assurer l’éclairage.
Comme ce point est variable selon de précédents mariages, monsieur de Maurepas en tant que secrétaire d’état à la Maison du Roi demande à Louis XV de trancher. La Fruiterie de la Reine se charge des lustres, celle du Roi de la table du buffet et celle des noces. Mais ce n’est pas tout ! Madame Mercier, nourrice du Roi et première femme de chambre de la Reine sous prétexte que lui reviennent les bougies de la Chambre de la Reine réclame son dû pour l’Antichambre.
Mais les huissiers ne sont pas d’accord et en font part à madame de Luynes qui elle-même transmet le litige à la Reine qui obtiennent gain de cause pour les bougies des lustres, les autres revenant à la Fruiterie du Roi.
Le 17 décembre 1743
La table des noces n’est pas carrée comme à son ordinaire mais en fer à cheval car toute la famille royal est réunie, princesses du sang compris (les princes n’ayant pas droit eux de se mettre à table avec la Reine et les princesses).
« Monsieur le Dauphin présenta la serviette au Roi. Le Roi et la Reine étaient au milieu de la table, Monsieur le Dauphin à la droite du Roi, Madame à la gauche de la Reine, Madame Adélaïde à la droite de Monsieur le Dauphin, madame la duchesse de Chartres à la gauche de Madame, madame la princesse de Conti à la droite de Madame Adélaïde, madame de Modène à la gauche de madame la duchesse de Chartres, Mademoiselle à la droite de madame la princesse de Conti, mademoiselle de Sens la dernière à gauche, mademoiselle de La Roche-sur-Yon la dernière à droite.
C’étaient les gentilshommes ordinaires qui servaient. Monsieur le comte de Charolais vit mettre le Roi à table, mais il ne fit aucune fonction. Monsieur de Livry avait le bâton. L’antichambre était éclairée de sept lustres, comme je l’ai déjà dit. »
Mémoires du duc de Luynes
Madame est la fille aînée de Louis XV depuis le départ de Madame Infante sa jumelle, qu’on connaît sous le nom de Madame Henriette.
Ce mariage est un véritable calvaire pour cette princesse qui a longtemps cru possible pouvoir épouser le duc de Chartres lui aussi amoureux de la fille du Roi.
Petite-fille de Louis XIV par sa mère Mademoiselle de Nantes, elle est la mère de la mariée.
Ces deux dernières sont deux soeurs de la princesse de Conti. Elles n’ont guère été mieux élevées que leurs cousines d’Orléans et prêtent tout autant au scandale. De qui tiendra la mariée !
Toutes ces princesses d’âge mûr ne sont guère des exemples pour Messdames et Marie Leszczyńska ne les supportent que par politesse.
Le marquis de Livry est le Premier Maître d’Hôtel du Roi qui assure sa charge durant les grandes circonstances, ici un mariage princier. Il se tient à la gauche du fauteuil du Roi et ordonne au service. On constate, selon la règle immuable qu’aucun homme hors de la famille royale ne peut manger avec la Reine et les Filles de France, l’absence du marié à la table de ses noces ! Celui-ci soupe dans son appartement, en compagnie de son père, son beau-frère et tous les autres princes du sang et légitimés. A la fin du Grand Couvert, ces princes se rendent à l’Antichambre afin de venir chercher le Roi et la Reine pour prendre part à la cérémonie du coucher des jeunes mariés.
Le 3 février 1744
Marie Leszczyńska annule son souper prévu afin de manger chez le cardinal de Rohan. Son projet est prévu depuis la veille mais tient à ce qu’il reste secret. Elle y rejoint plusieurs dames de ses amies et les hommes, dont le cardinal, soupent dans une autre pièce.
Le 9 février 1744
Louis XV se plie habituellement au Grand Couvert chaque dimanche. Mais ce jour-là il préfère l’annuler pour retrouver mesdames de Châteauroux et de Lauraguais dans ses petits appartements.
Le 12 février 1744
La Reine ayant pris médecine, annule le Grand Couvert du mercredi.
Le 13 février 1744
Lors de leur entretien quotidien du matin, Louis XV souhaite, afin de soulager son épouse souffrante, de souper chez elle le soir dans sa Chambre et donc avec un public réduit et non ouvert à tous. Il l’abstient aussi de porter le grand habit. C’est donc la duchesse de Luynes qui doit servir Leurs Majestés car la Bouche n’est pas de service dans la Chambre.
C’est donc un souper en Petit Couvert.
Sont présentes les dames qui ont droit aux entrées, dont la duchesse de Châteauroux, dame du palais.
« La Reine était fatiguée de sa médecine, et ne parut pas de trop bonne humeur : cela a été remarqué. »
Mémoires du duc de Luynes
On peut le concevoir devant cette maladresse de Louis XV qui a sûrement voulu faire preuve de délicatesse envers son épouse mais qui se retrouve quand même à passer la soirée avec sa maîtresse !
Le 16 février 1744
Encore un dimanche où le Roi part pour chasser à La Muette et la Reine qui se fait inviter chez sa dame d’honneur.
C’est pourtant le dimanche avant le Carême et par conséquent important du point de vue liturgique mais aussi pour le Grand Couvert.
Une fois de plus Marie Leszczyńska n’annule son souper prévu dans sa Chambre qu’à la dernière minute et réitère le lendemain pour se rendre en secret chez madame de Villars.
Le 20 février 1744
Louis XV annonce que durant cette période de Carême, il soupera en Petit Couvert dans sa Chambre et donc servi par son Premier Gentilhomme.
Le Grand Couvert n’aura lieu que le dimanche pour cette période.
Néanmoins, il soupe aussi très souvent dans ses petits cabinets. La Cour jase de plus belle.
Le 5 mars 1744
Monsieur de Livry, Premier Maître d’Hôtel du Roi souhaite quitter sa charge. Il se plaint du comportement du comte de Charolais qui assure la charge de Grand Maître de la Maison du Roi, au nom de son neveu le prince de Condé qui n’a que huit ans.
Supérieur hiérarchique du Premier Maître d’Hôtel, ce prince a une réputation détestable et agit comme s’il était véritablement le chef de la Maison du Roi et non pas par intérim.
Le 15 mars 1744
Louis XV est malade ce dimanche, donc le Grand Couvert est annulé. Il rompt le carême en soupant dans ses petits appartements avec les soeurs de Nesle.
Le 2 avril 1744, Jeudi Saint
Jour de la Cène du Roi et de la Reine. Comme pour le Jour des Rois le 6 janvier, il ne s’agit pas à proprement parler d’un Grand Couvert mais tout de même d’un repas public très ritualisé du Roi et de la Reine de France. A la table du Roi dans son antichambre sont installés treize jeunes garçons pauvres.
Le comte de Charolais assure la charge de Grand Maître. Le Dauphin, le duc de Chartres, le prince de Dombes, le comte d’Eu, le duc de Penthièvre portent les plats. Chez la Reine sont attablées treize jeunes filles pauvres, Madame porte le pain, Madame Adélaïde le vin. La duchesse de Chartres et les dames du palais portent les autres plats. Ensuite, le Roi et la Reine, accompagnés de la famille royale et des plus hautes charges de la Cour se retrouvent dans la grande Salle des Gardes commune aux deux appartements royaux pour procéder au Lavement de Pieds des enfants qu’ils ont nourris.
Le 8 avril 1744
Le Dauphin et ses soeurs assurent seuls le Grand Couvert. Madame Adélaïde sort de table incommodée.
Le 10 avril 1744
De nouveau Marie Leszczyńska décommande son souper pour se rendre chez les Luynes. Elle prévient son chef de brigadier la veille au soir qu’elle soupera dans sa Chambre le lendemain mais annule seulement le jour même à neuf heures du soir. Tous les soirs suivants elle soupe chez les Luynes ou d’autres amis.
Le 16 avril 1744
Nombreuses sont les dames au Grand Couvert ce soir-là. En effet, le Roi vient d’annoncer qui appartiendra à la maison de la nouvelle Dauphine. Celles désignées ou les épouses des charges masculines viennent y faire leurs remerciements au Roi. Mais tous les courtisans ne sont pas heureux d’une telle faveur. Louis XV annonce aussi au duc de Brissac la place réservée à son épouse auprès de Mesdames. Le gentilhomme ne répond rien puis s’en va trouver le maréchal de Noailles pour s’en plaindre car il souhaite vivre avec sa femme et ne tient donc pas à la voir demeurer à la Cour. Il demande au maréchal d’en parler au Roi qui se récuse et le prie d’y réfléchir encore.
Le 3 mai 1744
Le Grand Couvert du dimanche se déroule comme à son habitude, avec un large public car tout le monde parle du prochain voyage du Roi. Louis XV n’en dit rien à son souper, rejoint ensuite la Reine dans son privé, donne ses ordres pour son coucher puis part discrètement en pleine nuit pour rejoindre ses troupes à la frontière.
Mois de mai 1744
Durant l’absence du Roi parti combattre, Marie Leszczyńska préfère souper dans son intérieur entourée de ses dames, une dizaine environ, en y ajoutant les dames nommées auprès de la future Dauphine. Ces mêmes dames ont droit de monter en carrosse avec leur souveraine. Marie Leszczyńska joue de la vielle durant ses soirées. A cette occasion, le souper se déroule dans son Grand Cabinet, appelé plus tard Salon des Nobles.
Ces soirées n’ont lieu que les jours gras. Pour les jours maigres (les vendredis), la Reine soupe seule dans sa chambre.
Le 7 mai 1744
Une fois de plus, Marie Leszczyńska arrive sans s’annoncer chez ses amis Luynes, la table de son souper dans son appartement pourtant prête. Madame de Luynes n’était tellement pas prévenue qu’elle se déshabillait au moment de l’arrivée de la Reine.
Le 25 mai 1744, Pentecôte
Après la grande messe, la Reine s’installe au Grand Couvert entourée de ses enfants. Elle seule s’assoit dans un fauteuil au milieu de la table. Le Dauphin s’installe au bout à droite, Madame au bout à gauche et Madame Adélaïde à la droite de leur mère. La gouvernante des Filles de France, madame de Tallard, se place derrière la plus jeune et madame de Luynes derrière la Reine. Le Dauphin a derrière lui un officier des gardes et son gouverneur monsieur de Châtillon. Les princesses et la Reine ont aussi un officier des gardes derrière chacune d’elles. La famille royale se réunit ensuite dans la Chambre de la Reine pour la conversation. La Cour est particulièrement nombreuse ce jour-là.
Le 30 mai 1744
Comme c’est un dimanche, il y a normalement souper en Grand Couvert. Mais Marie Leszczyńska préfère le prendre au dîner, afin de pouvoir se rendre à souper le soir chez des amis.
Le 5 juin 1744
Au moment où la Reine passe à table dans sa chambre après son cavagnole (il s’agit d’un vendredi donc souper maigre), elle reçoit une lettre de son époux lui donnant des nouvelles du front. De joie, elle peut à peine manger.
Le 7 juin 1744
Mesdames de Châteauroux et de Lauraguais vivent retirées depuis le départ du Roi. Mais venues faire leur cour ce dimanche au jeu de la Reine, celle-ci les prie de la rejoindre à sa table. Ce que la Reine ne sait pas ou en tout cas ce que ces dames lui cachent, c’est qu’elles doivent rejoindre Louis XV à Lille le surlendemain.
Le 9 juin 1744
Rassurée sur le sort des armes de son mari, Marie Leszczyńska décide de se rendre chez la duchesse d’Orléans à la Madeleine de Traisnel, couvent huppé de la capitale. Est-ce par politesse pour son grand âge ou par réelle amitié ? Difficile de comprendre sachant que la Reine ne supporte pas les princesses du sang et que leur doyenne a toujours eu une réputation effroyable. Après une entrée pleine de réjouissances dans Paris, la Reine est reçue à souper au couvent avec la duchesse d’Orléans, sa fille la duchesse de Modène, sa petite-fille non officiellement présentée et treize dames, de la suite de la Reine ou de la duchesse d’Orléans. Même pour une visite familiale dans un couvent, la Reine se déplace avec quatre carrosses et quinze dames, sans compter ses écuyers.
Madame de Modène ne se gêne pas à minuit, en plein jeu de la Reine après le souper, de prendre congé afin de partir pour la Flandre. L’étiquette veut pourtant qu’il n’y ait qu’à Versailles où l’on peut prendre congé de ses souverains et certainement pas lors d’une visite privée.
Marie Leszczyńska est ulcérée.
Il faut dire qu’elle et sa soeur la princesse de Conti déjà sur place sont amies avec la favorite qui a rejoint Louis XV aux armées. Malgré sa colère, Marie ne rentre pour Versailles qu’à cinq heures du matin.
Le 14 juin 1744
Lorsque la Reine soupe chez un particulier, rien n’est simple !
Marie Leszczyńska souhaite souper chez son amie la comtesse d’Armagnac, née Noailles à Sèvres. Mais celle-ci lui fait comprendre qu’elle n’est pas assez riche pour donner un souper non seulement à Sa Majesté, mais aussi à toutes ses dames qui l’accompagnent. La situation est encore pire pour les officiers cochers, postillons…. de la suite de la Reine. Les dames du palais au nombre de quatre prient monsieur de Narbonne, chef de brigade d’aller commander un repas au cabaret le plus proche. Le repas arrive trop tard : Marie Leszczyńska est déjà repartie pour Versailles.
Le 16 juin 1744
Le Grand Panetier, celui chargé de cadenas et de la nef, le duc de Brissac, ne cesse de se ridiculiser depuis deux mois à faire la guerre à son épouse nommée contre son gré dame pour accompagner Mesdames. Elle n’a pas d’autre solution que de se retirer au couvent et d’attendre que la séparation de corps soit prononcée.
Le 17 juin 1744
Marie Leszczyńska part se reposer à Trianon. Ses filles la rejoignent pour le jeu mais repartent souper à Versailles tandis que la Reine soupe en compagnie de ses dames. Durant la soirée, elle dit à sa dame d’honneur combien elle est peinée de l’affaire de Sèvres. Elle réalise les difficultés de chacune de ses sorties privées : pour l’hôte comme pour sa suite.
Le 7 juillet 1744
Marie Leszczyńska soupe chez la comtesse de Toulouse à Luciennes (Louveciennes aujourd’hui), maison offerte par Louis XV à celle qu’il considère comme une tante adorée. Notons qu’il offrira le même bâtiment bien plus tard à sa dernière favorite la comtesse du Barry.
Le 8 juillet 1744
Marie Leszczyńska et la Cour doivent faire face à un sérieux problème à la fois d’étiquette et de sécurité. Le Roi étant parti avec l’essentiel de sa Maison, il n’y a plus assez de gardes pour elle et ses enfants. Pire : sa mère, la duchesse de Lorraine et reine de Pologne doit rendre visite à sa fille mais sans garde suffisante, la situation est très complexe. La Reine de France ne peut recevoir sa mère dignement à Versailles et la relègue à Saint-Cyr. La situation devient cocasse quand un des gardes tombe malade et du coup, à Trianon, durant le souper de la Reine et de ses enfants, ceux encore présents derrière chaque membre de la famille royale doivent se relayer pour ne laisser ni le Dauphin ni Mesdames seuls et en plus de souper en même temps avant la promenade prévue dans les jardins. Malgré ce manque d’effectifs, les gardes ne font pas attention pour autant : le même jour, un de sentinelle dans l’antichambre de Mesdames s’endort au balcon et tombe de la fenêtre. Il meurt sur le coup.
Le 13 juillet 1744
Après le Te Deum célébrant les victoires de Louis XV à Notre-Dame, le Dauphin soupe en grand couvert à l’Hôtel de Ville.
Son gouverneur refuse que des dames soient invitées à la table de Monseigneur sous prétexte que le repas serait trop long et que Monseigneur ne doit pas se coucher trop tard.
Le gouverneur reste assis et ne sert pas le Dauphin, c’est le prévôt des marchands, Louis-Basile de Bernage de Saint-Maurice (1691-1767). Le duc de Luynes s’offusque que le gouverneur ose s’asseoir. Ce n’est pas la coutume, sauf quand le prince est très jeune. Plus loin dans la salle, le jeune comte de La Marche, prince du sang, est obligé de manger à la fenêtre sur ses genoux.
Le 30 juillet 1744
Nouvelle visite de la Reine et pour la première fois de son fils à Dampierre chez ses amis Luynes. Comme d’habitude, promenades, souper, jeu… Avec deux tables : celle de la Reine et le Dauphin sur une petite chaise à sa droite avec une dizaine de dames et une table dans une pièce à côté pour les autres dames et les seigneurs.
Début août 1744
La Reine soupe et joue presque tous les soirs au château de Meudon.
Du 1er au 7 septembre 1744, Metz
Après la maladie du Roi, la vie de cour reprend ses droits. Il n’y a pas possibilité de Grand Couvert car les dames et la Reine, parties en urgence à l’annonce de l’état de Louis XV, ont oublié leurs grands habits.
La Bouche du Roi sert tous les jours entre vingt-cinq et trente tables, dont celles des dames d’honneur et d’atours de Marie Leszczyńska mais celle-ci est obligée de manger seule.
Louis XV mange de meilleur appétit mais toujours au lit.
Louis XV au milieu de sa maladie a dû renvoyer sa favorite la duchesse de Châteauroux et sa soeur madame de Lauraguais, toutes deux dames du palais de la Reine. Mais Marie Leszczyńska doit encore supporter une autre soeur de Nesles, madame de Flavacourt dont c’est la semaine.
Il est hors de question pour la Reine de visiter le Roi lors de son dîner dans sa chambre accompagnée de cette dame. Marie ne fait donc qu’entrer et sortir, ses dames en dehors. Le lendemain par contre, elle n’a pas d’autre choix que de la laisser l’accompagner lors du souper du Roi. Celui-ci ne semble pas la remarquer : il est vrai que madame de Flavacourt n’est pas en bonne amitié avec ses soeurs. Mais beaucoup désapprouvent la Reine d’avoir laissé madame de Flavacourt la suivre.
Le 8 septembre 1744
Louis XV dîne sur sa chaise longue pour la première fois. On est encore loin du Grand Couvert.
Le 1er octobre 1744, Lunéville
Louis XV toujours en campagne sur les marches est de son royaume rejoint sa famille chez le duc de Lorraine, Stanislas Leszczyński, père de la Reine et ancien Roi de Pologne.
Ce n’est pas une villégiature pour la famille royale et ce n’est que présentations, réceptions…. Mais aussi Petits Couverts pour les soupers. Les dames titrées présentées la veille ou dans la journée y apparaissent au souper du Roi en grand habit mais repartent au bout d’un seul quart d’heure. Elles n’ont pas le droit de s’asseoir. Marie Leszczyńska peut manger avec sa mère, Catherine Opalinska, entourées de leurs dames mais pas avec son père Stanislas Leszczyński qui s’assoit à une table dans une autre pièce avec les seigneurs.
La princesse de Modène a rejoint le couple royal à Lunéville. Elle mange donc avec la Reine et cela occasionne des soucis d’étiquette car les dames des deux reines doivent par conséquent aussi se mettre à table afin d’équilibrer la table. Les dames de la Reine n’ont toujours pas leur grand habit.
Le 2 octobre 1744
Catherine Opalinska étant incommodée d’un asthme, les deux rois dînent avec Marie et les dames des deux reines. Louis XV est de bonne humeur, fait la conversation, prend des nouvelles de sa belle-mère et fait durer le repas afin de laisser le temps aux autres tables dans les pièces voisines de finir leur propre dîner.
A midi passé, Louis XV se met en route avec ses officiers et ses troupes pour repartir en campagne. S’il embrasse longuement le Roi de Pologne, il ne prend pas la peine de se rendre auprès de sa belle-mère, choquée d’un tel manque de considération. Marie doit rejoindre Versailles quelques jours après malgré ses supplications de suivre son époux jusqu’à Strasbourg. Louis XV donne ses derniers ordres, à savoir quelles dames de la noblesse lorraine et alsacienne nouvellement présentées ont droit de souper avec la Reine.
Le 3 octobre 1744
Marie Leszczyńska apprend le décès de Madame Sixième, huit ans, élevée à l’abbaye de Fontevraud.
Le dîner avec ses dames est annulé et la Reine mange seule dans un cabinet de son père qui ne partage pourtant pas sa table.
Marie Leszczyńska n’avait pas vu sa fille depuis six ans. Tout le monde dit que la princesse est celle qui ressemblait le plus au roi de Pologne son grand-père. Son père l’exhorte à sortir se promener, découvrir les fabriques du jardin mais si Marie obéit, elle soupe de nouveau seule, ne souhaitant converser avec personne.
Le 5 octobre 1744
La Reine reprend ses repas publics. Des trompettes sont jouées pendant le dîner mais toute musique est exclue durant le souper.
Cela n’empêche pas le jeu, dont un pharaon. Il y a aussi comédie mais la Reine et son père ne s’y rendent pas.
Le 13 octobre 1744
Dès son retour à Versailles, Marie Leszczyńska reprend les soupers avec ses dames les jours gras.
Le 1er novembre 1744
Lors du souper de la Reine, en présence de Mesdames, de la duchesse de Modène et des dames de la Reine, l’huissier du cabinet veut faire asseoir les dames sur des tabourets au lieu de pliants, sans l’accord de la duchesse de Luynes. Mesdames de Tallard, de Boufflers et de Bouzols réussissent après tergiversion à récupérer les pliants dignes de leur rang.
Le 14 novembre 1744
Marie Leszczyńska vient dîner aux Tuileries dans la chambre de la Reine donnant sur les jardins. Malgré l’étroitesse des lieux, toute la cour s’y presse, ambassadeurs compris, en attente de l’arrivée prochaine du Roi en guerre depuis plusieurs mois.
Ses enfants la rejoignent après leur propre dîner à Versailles.
A neuf et quart du soir, la famille royale en son entier s’installe dans l’antichambre de l’appartement du Roi, bien plus spacieux, après l’arrivée de Louis XV à sept heures et le jeu dans la galerie.
L’appartement du Roi est celui en jaune, celui de la Reine à cette date correspond à ce qui deviendra l’appartement privé de Louis XVI et de ses enfants, Marie-Antoinette préférant finalement s’installer au rez-de-chaussée, juste en dessous.
« On ne peut pas se représenter la foule excessive qui était dans la galerie et la salle où le Roi mange. »
Duc de Luynes, Mémoires
Les vingt-quatre violons jouent plus d’une demi-heure. Le Dauphin a perdu son gouverneur le duc de Châtillon en disgrâce après Metz, néanmoins un sous-gouverneur reste derrière lui. Après le repas, la famille royale se réunit seule une demi-heure.
Le 16 novembre 1744
Louis XV est attendu pour deux heures à l’Hôtel de Ville où de nombreux travaux ont été effectués à l’intérieur comme à l’extérieur pour l’occasion.
Voici le plan de la table :
Le festin dure deux heures, accompagné de la musique du Roi et de poèmes. Louis XV est servi par le prévôt des marchands en robe rouge et le Dauphin par le premier échevin. Comme le veut la tradition, on laisse le peuple se servir largement du fruit, à Paris comme à Fontainebleau.
Du 17 au 19 novembre 1744
La famille royale continue à assurer les Grands Couverts aux Tuileries durant son séjour parisien pour les soupers. La Reine dîne en Petit Couvert.
Le 5 décembre 1744
Louis XV ne se montre pas au Grand Couvert : il a appris que madame de Châteauroux est au plus mal.
Le 6 décembre 1744
Le Grand Couvert est encore annulé : madame de Châteauroux est décédée.
Le 27 décembre 1744
C’est le premier Grand Couvert depuis la période de deuil du Roi. Il n’adresse presque pas la parole à sa famille mais plutôt au maréchal de Saxe.
Le 28 décembre 1744
Grand Couvert pour le mariage du duc de Penthièvre avec mademoiselle de Modène.
La cérémonie suit celle à peu de choses près ce qui s’est passé pour le mariage du duc et de la duchesse de Chartres. Le duc de Charolais fait fonction de grand maître, aidé par le maître d’hôtel de quartier. Il y a les mêmes princesses à table que la dernière fois, en plus de la famille royale, en y ajoutant désormais la nouvelle duchesse de Penthièvre. Madame Henriette est absente à cause d’une dent à arracher. Les princes du sang ne peuvent se mettre à table auprès de la Reine et de ses filles, marié compris.
La foule, surtout populaire, est importante et des barrières doivent être installées dans l’Antichambre et la salle des gardes de la Reine. Mais aucune barrière ne doit être placée dans la grande salle des gardes, dite magasin.
Le Dauphin et Madame Adélaïde ne suivent pas leurs parents et les princes et princesses pour le coucher des mariés dans l’appartement du comte et de la comtesse de Toulouse.
Le 6 janvier 1745
Le coadjuteur de Strasbourg, petit-neveu du cardinal de Rohan est nommé en survivance de son oncle au titre de grand aumônier de France. Il assure sa charge au Grand Couvert du Roi le soir même.
Début 1745
Débarrassée de la favorite du Roi, la duchesse de Châteauroux, la famille royale retrouve avec bonheur Louis XV plus assidu aux Grands Couverts et surtout prêt à reprendre la conversation chez la comtesse de Toulouse.
Le 20 février 1745, Etampes
Le Roi part pour Etampes avec le Dauphin rejoindre la nouvelle Dauphine.
Un souper d’hommes de dix-huit couverts, Roi, Dauphin, princes du sang et seigneurs de la suite, est servi. Le sous-gouverneur du Dauphin, monsieur de Muy a l’honneur pour la première fois de manger avec le Roi.
Le 21 février 1745, Sceaux
Entre huit et neuf du soir, Madame le Dauphine se met à table avec le Roi, le Dauphin et les princes du sang qui ont su prouver avoir ce droit auprès de l’ancienne Dauphine de Bavière. Il en est hors de question pour la Reine.
Le 22 février 1745
Dîner de la famille royale, de dix-huit couverts : le Roi, le Dauphin à sa droite, la Dauphine à la gauche de la Reine, Madame Henriette à la droite de son frère, Madame Adélaïde à la gauche de la Dauphine, six princesses du sang et madame de Penthièvre, puis madame de Tallard, madame de Luynes et madame de Brancas (dame d’honneur de la Dauphine) et enfin une dame du palais de la Reine et une dame pour accompagner de la Dauphine à la place des deux dames d’atours qui ont refusé l’honneur du Grand Couvert.
Le 23 février 1745
Mariage du Dauphin avec Marie-Thérèse Raphaëlle d’Espagne.
Dans l’après-midi, après la cérémonie religieuse
Grand Couvert dans le grand cabinet de Madame la Dauphine entre le Dauphin, son épouse et Mesdames, les quatre assis dans un fauteuil.
Le Roi offre à cette occasion par l’intermédiaire du duc de Richelieu, premier gentilhomme de la Chambre, des médailles célébrant le mariage.
Après dix heures du soir
Grand Couvert dans l’Antichambre de la Reine. C’est la Bouche du Roi qui sert entièrement. Madame de Luynes a fait installer deux hauts gradins, l’un devant le milieu de la cheminée, l’autre en face de la table en fer-à-cheval.
Monsieur le Dauphin à droite du Roi, Madame la Dauphine à gauche de la Reine, Madame à droite de Monsieur le Dauphin, Madame Adélaïde à gauche de Madame la Dauphine, madame de Chartres à droite de Madame, madame la princesse. deConti à gauche de Madame Adélaïde, madame de Modène à droite de madame de Chartres, Mademoiselle à gauche de la princesse de Conti, mademoiselle de Sens à droite de madame de Modène, mademoiselle de La Roche-sur-Yon à gauche de Mademoiselle, madame de Penthièvre à droite de mademoiselle de Sens.
Le souper dure jusqu’à minuit et ensuite le Roi passe chez Monsieur le Dauphin et la Reine chez Madame la Dauphine afin de procéder au coucher.
Le 24 février 1745
Le Dauphin et la Dauphine dînent seuls dans leur appartement de l’aile du Midi.
Grand Couvert après le bal paré au manège de la Grande Ecurie. L’arrangement est le même que la veille.
Le 25 février 1745
A neuf heures du soir, Grand Couvert après la soirée d’appartement qui s’est déroulée exceptionnellement dans la grande galerie. Puis chacun se retire chez soi afin de se préparer pour un bal masqué qui doit se dérouler toute la nuit : le fameux bal des Ifs où Louis XV officialisera sa liaison avec madame Lenormant d’Etiolles, future marquise de Pompadour.
En 1747
Le duc de Luynes compte que rien que pour cette année la Reine a soupé deux cent fois chez lui ! Ce qui laisse peu d’occasions pour le Grand Couvert…
En mars 1748
Retour de Madame Victoire du couvent de Fontevraud où elle a été envoyée en 1736. La jeune fille doit apprendre très vite à se tenir au Grand Couvert.
C’est lors de la conversation que les Filles du Roi peuvent se faire connaître au mieux de leur père. Elles tiennent donc très précieusement à ce moment et par conséquent n’apprécient pas du tout quand il préfère rester à souper dans ses appartements. Avec sa maîtresse.
Le 29 décembre 1749
Enorme scandale à la Cour : madame de Pompadour, favorite depuis le décès de madame de Châteauroux ne se contente plus du magnifique appartement sous les combles au-dessus de celui du Roi. Elle s’octroie désormais un immense appartement princier que visent depuis des années Mesdames : celui du comte et de la comtesse de Toulouse ! Mesdames espéraient y recevoir leur père après le Grand Couvert où il a depuis toujours ses habitudes. Et c’est madame de Pompadour qui remporte la mise !
Années 1750
Dans ces années, on expose dans l’Antichambre, la série de tapisseries des Gobelins, les Maisons royales ou les mois de l’année, conçues entre 1668 et 1670 par Charles Le Brun et que le grand Roi affectionnait tout particulièrement. On y voit le Louvre, le Palais-Royal, Madrid, Versailles, le château neuf de Saint-Germain, Fontainebleau, Vincennes, Mariemont (château belge qui par le traité d’Aix-la-Chapelle en faisait une résidence française entre 1668 et 1678), Chambord, les Tuileries, Blois et Monceaux, dans des scènes de chasses, de bals, de spectacles, de promenades, le tout agrémenté de souvenirs du mobilier d’argent, de paniers et de guirlandes de fleurs, d’animaux de la Ménagerie, de tapis précieux et d’instruments de musique.
Chaque résidence est associée à un signe astrologique.
Si l’on reste dans la tradition louisquatorzienne, cette tapisserie a enfin tout pour égayer les repas royaux !
Comme elles sont au nombre de douze et de grandes dimensions (six mètres sur quatre environ), il est peu concevable qu’elles soient toutes exposées en même temps. On ignore si seules quelques-unes sont sélectionnées ou remplacées en fonction des mois de l’année.
En 1750
Retour des deux dernières Filles du Roi : Mesdames Sophie et Louise.
Le Grand Couvert est une véritable torture pour ces deux jeunes filles particulièrement timides.
En 1751
Louis XV décide de donner une nouvelle vie au château de Compiègne, autre résidence royale où il aime résider un mois ou deux, afin de profiter des forêts giboyeuses. Les travaux seront très longs et non encore achevés à la révolution. L’antichambre du Grand Couvert suivant comme il se doit l’immense salle des gardes fait la jonction entre l’appartement du Roi et de la Reine.
Le décor est bien plus tardif. Il ne reste aucune trace de l’époque de Louis XV et de Marie Leszczyńska.
Le 6 mars 1755
La Reine elle-même ne sait pas quand il y aura Grand Couvert. Elle écrit ainsi à sa dame d’honneur la duchesse de Luynes :
(…) Je ne sais rien de nouveau. Je ne savais pas même le Grand Couvert, c’est vous qui me l’avez appris.
Mémoires du duc de Luynes
Ainsi c’est sa dame d’honneur qui avertit la Reine de la cérémonie du Grand Couvert.
On a l’impression, malgré les volontés d’indépendance de Louis XV et l’espace de liberté accordé à Marie Leszczyńska, que la famille royale est prisonnière de sa propre cour.
En juin 1755
Le duc de Luynes donne une description exacte du trajet du Roi de son appartement à celui de la Reine quand il se rend au Grand Couvert :
« Quand Sa Majesté soupe au Grand Couvert, il passe par le petit corridor intérieur ; il donne l’ordre dans le trône, et va par la galerie chez la Reine ; un huissier de la chambre marche avec deux flambeaux d’huissier devant le Roi, depuis la chambre où il couche jusque chez la Reine, passant par le corridor et le ramenant de même. Les personnes qui ont l’honneur de suivre le Roi ne passent dans le corridor qu’à sa suite ; la porte est toujours fermée à double tour quand le Roi y a passé. »
L’appartement intérieur du Roi correspond sur le plan à tout ce qui est en H. De sa chambre privée en H7, il passe donc entre la pièce H6 (le Cabinet du Conseil) et la salle du trône ou Salon d’Apollon en K3 du Grand Appartement par le corridor visible entre la Galerie des Glaces et le cour intérieure.
De la salle du trône que Louis XV fait réaménager dans le goût du jour en 1743 avec un nouveau trône rocaille, le Roi traverse la salon de la Guerre, la galerie des Glaces puis arrive à l’appartement de son épouse qu’il doit traverser entièrement jusqu’à l’antichambre du Grand Couvert indiquée en F2 sur le plan.
C’est donc une véritable procession royale tout ce qu’il y a de plus officielle, bien plus longue que ce que devait traverser Louis XIV de l’appartement de son épouse secrète. Comme le matin, lorsque le Roi entre dans la grande galerie pour se rendre à la chapelle, les courtisans en profitent pour lui faire part de leurs demandes ou pour le remercier des grâces accordées. Les dames ayant droit aux entrées de la chambre de la Reine y attendent le Roi pour le saluer. De ceux accompagnant systématiquement le Roi se rendant au Grand Couvert, il y a toujours le capitaine des gardes qui reste ensuite derrière le Roi durant le Grand Couvert. La Reine a droit à un chef de brigade. Par contre, si le Dauphin et Mesdames partagent le même officier de garde, placé derrière eux à la messe et à la comédie, il ne les rejoint pas pour le Grand Couvert.
Le 3 juillet 1755
Louis XV montre lors du Grand Couvert un visage affecté après l’annonce de la perte de ses vaisseaux près de Terre-Neuve.
Le 10 juillet 1755
Lors d’un séjour à Compiègne, le Dauphin rejoint le château durant le Grand Couvert. Il n’y mange pas et retrouve sa famille seulement au moment de la conversation.
Le 15 septembre 1755
Louis XV soupe en Grand Couvert après un dîner à Trianon. A cette occasion le Roi annonce que depuis le décès de Madame, fille du Dauphin (Marie-Zéphyrine) le 2 du même mois, ce sera sa fille aînée, Madame Adélaïde qui portera désormais ce titre. C’est donc au Grand Couvert que sont rendues publiques les nouvelles titulatures des membres de la famille royale.
Février 1756
Il est d’usage désormais de souper auprès de la Reine chez madame de Luynes sa dame d’honneur. Auparavant, si le Roi se trouvait absent, la Reine devait souper seule avec ses dames dans son appartement.
On peut comprendre cette prise de liberté : Louis XV s’absentant très régulièrement, il est normal que la Reine puisse rejoindre une table chez des amis proches, chez qui elle peut ensuite finir la soirée à jouer au cavagnole. Dans les faits, il y a longtemps que Marie Leszczyńska s’octroie ce droit.
Le 13 février 1756
Madame de Pompadour vient d’être nommée dame du palais et accède au tabouret. Ce qui provoque un énorme scandale au Grand Couvert car non contente de pouvoir maintenant s’assoir sur un des ployants en arc-de-cercle autour de la table royale, elle y arrive parée comme un jour de fête.
On conçoit la figure de la Reine et de ses enfants devant cette splendeur incarnée qui refuse de se la jouer modeste !
Les autres dames du palais sont outrées de devoir accepter parmi elles une Poisson dont le père fut laquais et pourchassé par la justice pour fraude fiscale !
En 1786
Travaux dans le Grand Appartement de la Reine dont l’Antichambre du Grand Couvert. Marie-Antoinette remplace les marbres par des lambris de menuiserie. Le tout doit s’harmoniser avec ce qui a été fait précédemment dans le Salon des Nobles voisin dont la Reine est très fière. Elle fait également remplacer l’austère tapisserie des Gobelins des Fructus Belli par celle plus avenante, claire et fleurie de la Galerie de Saint-Cloud d’après un carton de Mignard. Moyen aussi de rappeler sa récente acquisition et de suivre non pas la tradition de Louis XIV mais de son propre bisaïeul Monsieur, duc d’Orléans.
Les tapissiers du Garde-Meuble doivent aussi modifier la tribune des musiciens, tendue de damas rouge. La Reine réutilise cette pièce également lors de ses bals, avec un décor peint de pilastres ioniques imitant le lapis-lazuli, miroirs et franges d’argent, faux plafond peint de nuages, d’amours et de fleurs.
Le plafond dédié au dieu Mars est désormais camouflé de façon permanente. On se doute que ce n’est pas aux goûts de Marie-Antoinette un siècle plus tard qui a pourtant passé seize années à supporter un tel plafond.
Marie-Antoinette ne touche pas à sa salle des Gardes qui conserve ses marbres et son décor louisquatorzien. C’est une pièce de service, pas une pièce où elle est obligée d’y passer du temps.
Sources :
-Les Amis du Musée de Bordeaux, « Maisons royales » d’après Charles Le Brun, une tenture d’or et de soie à la gloire de Louis XIV https://amis-musees-bordeaux.com/events/maisons-royales-dapres-charles-le-brun-une-tenture-dor-et-de-soie-a-la-gloire-de-louis-xiv-marc-favreau/
-ARGENSON (René-Louise de Voyer, marquis d’), Mémoires et journal inédit du marquis d’Argenson,
-Château de Versailles, dossier de presse La restauration de l’Antichambre du Grand Couvert, 2010
https://www.chateauversailles.fr/resources/pdf/fr/presse/dp_grand_couvert.pdf
-Château de Versailles, dossier de presse, Versailles à l’heure des femmes, 2019
http://www.oppic.fr/IMG/pdf/dossier_de_presse_gas_avril_2019bd.pdf
-GODEFROY (Théodore et Denys), Le Cérémonial français, chez Sébastien Cramoisy, imprimeur du Roy, 1649, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626745z/f41.item
-EDOUARD (Sylvène) Le cérémonial à la cour de Philippe II d’Espagne : un certain discours sur le corps du prince, colloque international »Rituels et cérémonies de cour » (octobre 2014 – Laboratoire ESR)
MAËS (Antoine), L’ameublement du salon d’Apollon, XVIIe-XVIIIe siècle, bulletin du centre de recherche du château de Versailles
https://journals.openedition.org/crcv/12144#tocto2n4
-MILOVANOVIC (Nicolas), sous la direction de, L’Antichambre du Grand Couvert, édition Château de Versailles, Gourcuff Gradenigo, Paris, 2010
-MOREL (Yann), Les banquets à la cour de Bourgogne au XVème siècle. Récits des chroniqueurs et données des comptes, article en ligne https://www.brepolsonline.net/doi/pdf/10.1484/J.FOOD.2.302444
-Musée des arts de la table http://www.musee-arts-de-la-table.fr/
-ROCHEBRUNE (Marie-Laure), À propos de quelques pièces de verrerie et de faïence, découvertes en 2014 dans la fosse d’aisances du troisième pavillon du Levant, à Marly,
bulletin du centre de recherche du château de Versailles
https://journals.openedition.org/crcv/14129
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